jeudi 21 mai 2020

Le grand Avion



Le grand Avion


Chanson française – Le grand Avion – Marco Valdo M.I. – 2020

Quelques histoires albanaises, tirées de nouvelles d’Ismaïl Kadaré, traduites par Christian GUT et publiées en langue française en 1985 sous le titre La Ville du Sud.(4)







Dialogue Maïeutique

Lucien l’âne mon ami, la chanson a comme acteur, comme protagoniste, un avion, un grand avion ; un grand avion qui se tient parmi d’autres plus petits sur le terrain d’atterrissage de Girokastër, petite ville d’Albanie du Sud, quelque part dans les montagnes, quasiment à la frontière avec la Grèce. La situation est la suivante:la ville autour du château est bâtie sur le bord rocheux d’une rivière, le long de laquelle passe la route et sur l’autre rive, on trouve une plaine alluviale où est installé l’aérodrome. Cette disposition est toujours celle en usage aujourd’hui.

Oh, dit Lucien l’âne, une nouvelle chanson albanaise. Moi, je les aime bien ces chansons anodines, qui n’ont l’air de tien dire et que racontent pourtant un grand moment de prédation, la guerre et l’invasion que dans la première moitié du siècle dernier, l’Italie fasciste, impérialiste, raciste et belliciste fit à l’Albanie, au temps où Monsieur Mussolini se voyait encore bâtir un Impero jusqu’aux portes de l’Inde. Et peut-être même au-delà, tant est grande l’imbécillité humaine.

Certes, répond Marco Valdo M.I., et lhomme en question – mais il n’était pas seul, il y avait sa coterie et le petit roi qui l’avait nommé ; ces gens-là ont toujours d’ardents supporteurs et des soutiens dans l’establishment – était atteint de mégalomanie. En clair, de cette lubie de la grandeur qui est le stade ultime de cette maladie de l’être qu’est l’ambition. On peut d’ailleurs en voir une personnification exacerbée dans la folie grandissante de certain apprenti dictateur – chez qui la fausse mèche remplace la moustache ou le menton prognathe. De ce pantin outrancier,qui se débarrasse de tout qui le gêne et insulte ceux qu’il ne peut encore abattre, on peut penser et dire qu’il est, à tout le moins, un réel danger pour l’humanité entière. Heureusement, l’Empire de Mille Ans, issu de l’imagination d’un de ces prédécesseurs, d’un autre démagogue ambitieux s’est effondré en quelques années. Mais, en effet, à quel prix !

On dit, Marco Valdo M.I. mon ami, que le pouvoir rend fou ; à mon sens, c’est une demi-vérité, car de tous temps, on s’est aperçu que seul un fou peut aspirer au pouvoir ; dès lors, j’imagine que ce dernier ne fait que renforcer cet exécrable penchant.

Bien sûr, Lucien l’âne mon ami. Maintenant, j’en reviens à cette guerre d’Albanie vue par les yeux inquiets et curieux d’un enfant de Girokastër. Chacune des chansons raconte un souvenir de cette guerre, telle qu’elle était apparue à l’enfant, disons en âge d’école primaire. C’est la guerre vue au ras du sol, dans la rue, dans une cour, dans une maison, de la fenêtre du salon, la guerre vue par un témoin inconscient de l’enjeu. On est très loin de la guerre-spectacle telle que la montrent les écrans. C’est la guerre telle qu’elle fut vécue au quotidien, où pendant des jours et des nuits, pour l’enfant, pour le civil, il ne se passe strictement rien. L’action – si chère aux gens du spectacle – se déroule ailleurs, derrière la scène en quelque sorte (« within », notait Shakespeare). On en entend que des échos, on n’en aperçoit que des bribes, la guerre est principalement une rumeur ; elle est ennuyeuse, de surcroît, du fait qu’elle consigne l’enfant. C’est ce que raconte cette chanson où l’enfant, confiné à l’étage de la maison, voit la guerre de la fenêtre. Pour lui, la guerre, ce sont des colonnes de camions italiens qui passent là en bas sur la route, dans un sens ; puis, plus tard, dans l’autre.

Oh, dit Lucien l’âne, ça me rappelle les « Souvenirs napoléoniens », où les armées françaises (mais aussi, leurs ennemis) franchissent le Rhin à l’aller et au retour.

Oui, en effet, Lucien l’âne mon ami, c’est le même mouvement pendulaire. Ainsi, pour mieux situer les choses, l’enfant de sa fenêtre a vue sur les toits de la ville, les oiseaux de cheminées, corneilles, pigeons ou choucas et plus loin, sur le champ d’aviation, le nid d’avions italiens, dont les bombardiers vont déverser leur mortelle cargaison sur les villes et les villages de la Grèce voisine. L’enfant isolé périt d’ennui et pour meubler ce temps désert, il se choisit un ami, un ami imaginaire, mais réel : le plus gros des avions qu’il distingue là-bas sur la prairie.

« Un grand avion est arrivé :
Imposant, majestueux, hors norme.
Depuis longtemps, je vis seul dans l’ennui.
Je me choisis un ami : c’est lui. »

Pour ce qui est de la réalité de la guerre, c’est la mémé qui en exprime la vérité :

« Mémé dit : « Ils décollent les assassins ! »
« Dis Mémé, pourquoi tu insultes les avions ? »
« Ils sont méchants ces avions italiens,
Ils vont tuer des gens, mon garçon. »

Finalement, les armées italiennes font retraite; mais, comme on le sait à présent, les armées allemandes reprendront le terrain abandonné pour le perdre à leur tour.

Oui, dit Lucien l’âne, on connaît la Grande Histoire ; elle est tout entière contée dans de sérieux ouvrages ; la chanson a d’autres manières. Quant à nous, tissons le linceul de ce vieux monde guerrier, offensif, impérialiste, ambitieux, mégalomane et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Du second étage, on peut voir
La ville, la grand-route, la rivière
Et au-delà, l’aérodrome militaire.
La nuit, tout baigne dans le noir,

Sauf quand passe le projecteur.
Le soir, les files de camions italiens
Du nord au sud vont bon train.
Papa les compte durant des heures.

Après les bombardements, la ville est confinée :
On ne joue plus dans les rues, dans les cours ;
Je reste aux grandes fenêtres tout le jour
À guetter les corneilles au-dessus des cheminées.

De l’autre côté de la rivière,
Je surveille des heures entières
Les avions : les petits chasseurs s’envolent,
Les bombardiers plus lourds décollent.

Un grand avion est arrivé :
Imposant, majestueux, hors norme.
Depuis longtemps, je vis seul dans l’ennui.
Je me choisis un ami : c’est lui.

Mémé dit : « Ils décollent les assassins ! »
« Dis Mémé, pourquoi tu insultes les avions ? »
« Ils sont méchants ces avions italiens,
Ils vont tuer des gens, mon garçon. »

On entend les canons et repartent les camions :
Du sud au nord, en colonne, ils s’en revont.
En trio, les avions quittent leur nid.
Mon ami le grand avion, le dernier s’enfuit.

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