jeudi 9 janvier 2020

LA CANTATE DES ENFANTS DE THÉRÉSINE

LA CANTATE

DES ENFANTS DE THÉRÉSINE


Version française - La Cantate des Enfants de Thérésine – Marco Valdo M.I. – 2009 (revue et corrigée 2020)
d’après la version italienne publiée dans l’ouvrage « I Bambini di Terezin – Poesie e disegni dal Lager, 1942-1944 »Mario De Micheli – Feltrinelli – 1979, telle qu’elle apparaît dans le site « Canzoni contro la Guerra ».









La Cantate des Enfants de Thérésine est composée de neuf poèmes écrits par des enfants juifs internés au camp de Theresienstadt (République Tchèque), mieux et plus tristement connu (en français) sous le nom de Thérésine.
À partir de 1940, les nazis équipèrent Thérésine d’abord d’une prison, puis d’un vrai ghetto qui servit de camp de transit pour les Juifs envoyés vers Auschwitz et les autres camps d’extermination.
15 000 enfants passèrent par Thérésine. Il en survécut 150.
« La communauté hébraïque de Thérésine s’assura que tous les enfants déportés puissent continuer leur parcours scolaire. Chaque jour, on donnait des leçons et des activités sportives ; en outre, la communauté réussit à publier une revue illustrée « Vedem », qui traitait de poésie, de dialogues et de recensions littéraires et était complètement produite par des enfants d’un âge compris entre douze et quinze ans… »

La professeure d’art Friedl Dicker-Brandeis créa une classe de dessin pour les enfants du ghetto ; le résultat de cette activité fut quatre mille dessins qu’elle cacha dans deux valises avant d’être déportée à Auschwitz.
Cette collection échappa aux inspections nazies et fut redécouverte dix ans après la fin de la guerre. Nombre de ces dessins peuvent être admirés aujourd’hui au Musée juif de Prague où la section de l’Holocauste est responsable de l’administration de la collection de Thérésine.

La Cantate des Enfants de Thérésine a été composée par Robert Convery à la mémoire de tous ces enfants morts durant l’Holocauste. Elle a été jouée la première fois à Washington en 1993.


Commentaire de Marco Valdo M.I.

J’ai traduit du mieux que je pouvais ces poèmes d’enfants ; j’espère ne pas avoir trahi ces « âmes mortes » et pouvoir donner ainsi à leurs mots un public qui les ignorait.
Car, sauf à me tromper, je n’ai vu aucun trace en langue française de ces chants de Thérésine ; peut-être ai-je mal cherché. Qu’importe finalement, si j’ai refait un travail existant, il y aura aussi cette trace-ci. De toute façon, je ne pouvais supporter l’idée qu’ils restent occultés.

Ainsi Parlait Marco Valdo M.I.

« Mais regarde bien et garde-toi bien de l’oubli des choses que tes yeux ont vues ; qu’elles ne quittent pas ton cœur, tout au long de ta vie. Tu les enseigneras aussi à tes enfants et aux enfants de tes enfants. »
(Chap. 4, vers. 9 du Deuteronome, livre cinq de la Torah et de la Bible chrétienne).



Le Jardin

Poème conservé avec sept autres, tous écrits à la main. Il s’agit sans doute de copies. Devant : la signature “Franta Bass”.
Frantizek Bass, né à Brno le 4.9.1930, fut déporté à Thérésine le 2.12.1942. Mort le 28.10.1944 à Auschwitz.

C’est un petit jardin
Parfumé de mille roses ;
Son sentier est étroit
Où court l’enfant.
Un enfant joli, un petit enfant
Comme un bouton qui s’ouvre
Quand la fleur s’entrouvrira.
L’enfant ne sera plus là.


À Thérésine

Fragments retrouvés, écrits au crayon, sur un buvard par une main d’enfant maladroite, mais sans erreurs d’orthographe. Comme signature, on trouve dans le coin droit le prénom “Teddy”. Ajoutées d’une main étrangère les indications 1943 et L 410. On n’a pas pu identifier leur jeune auteur. Il devait toutefois appartenait au cercle de Piroslav Košek, en compagnie duquel il était logé dans le bloc L 410.


Dès le moment où quelqu’un arrive ici
Chaque chose lui semble étrange.
Comment… Je dois me coucher par terre ?
Non, je ne mangerai pas ces patates pourries.
Et ça, ça sera ma maison ? C’est crasseux !
Le sol est boueux et sale
Et je devrais me coucher là.
Comment faire sans me salir ?
Il y a toujours un grand mouvement de cris et de pleurs
Et tant, tant de mouches.
Tout le monde sait que les mouches amènent des maladies.
Quelque chose m’a piqué : une punaise peut-être.
Comme Thérésine est horrible.
Qui sait quand je rentrerai chez moi…


Une soirée ensoleillée

Poème d’un prisonnier anonyme du bloc L 318, où étaient tous les garçons de 10 à 16 ans. Dactylographie. En haut à droite l’année 1944. Aucune autre indication.


Par une soirée empourprée d’un soleil couchant
Sous les bourgeons fleuris des châtaigniers
Je suis assis dans la poussière
C’est un jour comme hier, un jour comme tant.

Les arbres très beaux fleurissent
Dans leur vieillesse ligneuse, si beaux
Que j’ose à peine lever les yeux
Vers leur verte splendeur, là-haut.

Une voile dorée d’or solaire
Soudain fait tressaillir mon corps
Quand le ciel me lance un cri bleu
Et me sourit, j’en suis sûr.

Chaque chose fleurit et sans fin encor sourit.
Je voudrais voler, mais comment, mais où ?
Si tout est en fleurs… je me dis, pourquoi pas moi ?
Voilà pourquoi je ne meurs pas.


La petite souris

Deux strophes enfantines, rimées, écrites à la plume sur un document administratif allemand. Signé de la façon suivante : en haut à droite : “Koleba: Košek, Löwy, Bachner”. Cette indication est complétée au crayon : “26/11”. Le fragment est écrit d’une main enfantine, incertaine, mais sans erreurs d’orthographe.
Miroslav Košek était né le 30.3.1932 à Horelice, en Bohème. Déporté à Thérésine le 25.2.1942, il mourra le 19.10.1944 à Auschwitz. À Thérésine, il logea au bloc L 410.
Hanuš Löwy était né à Ostrava le 29.6.1931. Déporté à Thérésine le 30.9.1942, il mourra le 4.10.1944 à Auschwitz.
On n’a pu trouver aucun renseignement sur Bachner.


Au fond de son nid, la petite souris
Cherche une puce dans son pelage gris ;
Elle s’affaire, elle fouille, elle fouine,
Mais elle ne trouve pas, elle n’a pas de chance.

Elle se tourne par ci, elle se tourne par là,
Mais la puce ne s’en va pas.

Voici qu’arrive son papa
Qui examine ses poils ras ;

Voilà qu’il attrape cette puce
Et puis, il la jette dans le feu.

La petite souris ne perd pas de temps,
Elle court inviter son grand-père à l’instant :

« Menu du jour,
Puce au four ! »


Thérésine

Poème écrit à la machine. Indication dans le coin droit : IX, 1944; ajouté au crayon, en bas à droite : écrit par des enfants des blocs L 318 et L 417 , 10-16 ans. Pas de signature. O. Klein qui fut “éducateur” à Thérésine a identifié l’auteur en Hanuš Hachenburg.
Hanuš Hachenburg était né à Prague le 12.7.1929. Dé^porté à Thérésine le 24.10.1942, il est mort à Auschwitz le 18.12.1943.


Une tache sale sur un mur pourri
Et tout autour le fil barbelé.
On dort là à 30 000
Et quand on s’éveillera,
On verra la mer
De notre sang.

J’étais un enfant il y a trois ans,
Je rêvais alors d’autres pays ;
Maintenant je ne suis plus un enfant,
J’ai vu les incendies
Et trop vite, je suis devenu grand.

J’ai connu la peur :
Les jours assassins, les mots de sang.
Mais où est le croquemitaine d’antan ?

Mais ce n’est peut-être qu’un songe
Et je m’éveillerai, à nouveau enfant.
Dans mon enfance, fleur de roseraie,
Murmurante clochette de mes songes,
Comme une mère qui berce son bébé
Avec l’amour débordant
De sa maternité.

Enfance misérable chaîne
Qui te lie à l’ennemi et au gibet.
Misérable enfance qui, dans sa tristesse,
Distingue déjà le bien et le mal.

Là-bas où doucement mon enfance repose
Dans les petits parterres d’un parc.
Là-bas, dans cette maison, quelque chose s’est brisé
Quand sur moi est tombé le mépris.
Là-bas dans les jardins ou dans les fleurs
Ou sur le sein maternel, où je suis né
Pour pleurer…

À la lumière d’une bougie je m’endors
Peut-être pour comprendre un jour
Que j’étais une bien petite chose.
Petite comme le chœur des 30 000,
Comme notre vie qui dort
Là-bas dans les champs,
Qui dort et qui s’éveillera,
Ouvrira les yeux
Et pour ne pas trop en voir
Se laissera reglisser dans le noir…


La Ville Close

Cette poésie existe seulement en copie dactylographiée. Sans indication.


Chaque chose tombe de travers
Comme la bosse d’une vieille

Dans chaque œil brille l’immobile attente
Et un mot : quand ?

Ici, il n’y a pas beaucoup de soldats
Et les seuls oiseaux abattus rappellent la guerre.

On finit par croire à toutes les rumeurs.
Les maisons n’ont jamais été aussi pleines :
Entassés, un corps sur l’autre.

Ce soir, je passais par une rue déserte
Et d’un coup, je vis un chariot qui transportait des cadavres.

Pourquoi les tambours roulent-ils tant d’appels ?
Pourquoi à présent tant de soldats ?

Puis … Une semaine après la fin,
La ville sera vide
Et un pigeon affamé picorera nos miettes.

Au beau milieu de la rue
Sordide et vide
Restera le chariot de la mort.


Thérésine

Poème dactylographié. Au crayon, dans le coin supérieur droit : 1944. Au sixième vers, une correction au fusain : “dva roky” (deux ans) corrigé en “ctvrty rok” (quatre ans). Dans le coin inférieur droit, la signature “Mif” a été ajoutée au crayon.

De pesantes roues nous écrasent le front
Et creusent un sillon dans notre mémoire.

Nous sommes depuis trop longtemps une colonne de maudits
Qui veulent enserrer les temps de leurs enfants
Avec les bandages de l’aveuglement.

Quatre ans derrière un marais
En attente d’une eau pure.

Mais les eaux des rivières courent dans d’autres lits,
Dans d’autres lits,
Que tu vives ou que tu meures.

Il n’y a pas de fracas des armes, les fusils sont muets.
Il n’y a aucune trace de sang ici : rien.
Seulement une faim sans paroles.

Les enfants volent le pain et demandent seulement
À dormir, à se taire, à encore dormir…

De pesantes roues nous écrasent le front
Et creusent un sillon dans notre mémoire.

Les années même ne pourront effacer
Tout cela.


La chanson de l’oiseau

Manuscrit écrit à la plume sur une feuille de papier blanc, avec trois autres fragments du même auteur. Daté 1943. Derrière la feuille au crayon : L 410. Pas d’autre information.

Celui qui s’accroche à son nid,
Ne sait pas ce qu’est le monde.
Il ne sait pas ce que savent tous les oiseaux
Et il ne sait pas ce pourquoi je veux chanter
Le monde et sa beauté.

Quand à l’aube, le rayon du soleil
Illumine la terre
Et l’herbe scintille de perles dorées,
Quand l’aurore disparaît
Et que les merles sifflent dans les haies…
Alors, je comprends comme il est bon de vivre.

Essaye, ô mon ami, d’ouvrir ton cœur à la beauté
Quand tu promènes dans la nature
Pour tresser des guirlandes à tes souvenirs.
Même si tes larmes coulent le long de la route,
Tu verras qu’il est merveilleux de vivre.


À Olga

Ce poème a été écrit au crayon sur un bout de papier ligné. Il n’est pas signé, mais comporte le sigle du bloc L. 410. D’après l’écriture, on l’attribue à Alena Synková, née à Prague le 24.9.1926, déportée à Thérésine le 22.12.1942. Elle a survécu.


Écoute,
Déjà siffle la sirène du navire
Et nous devons partir
Vers un port inconnu !
Écoute,
C’est l’heure déjà.

Nous naviguerons loin,
Nos rêves deviendront réalité.
Oh ! Doux nom du Maroc !
Écoute,
C’est l’heure déjà.

Le vent nous dit des chansons
De pays lointains.
Regarde le ciel
Et pense seulement aux violettes.

Écoute,
C’est l’heure déjà.


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