L’ÎLE
Version
française – L’ÎLE – Marco Valdo M.I. – 2019
San Servolo (Venise)
L'Asile : Dehors et Dedans |
Crainte
comme cri, attendue comme chant, cette
œuvre peut à juste titre être décrite comme l’authentique
« Spoon River »
italienne. On parle de morts, c’est clair, mais les personnages
impliqués ne sont pas « juste morts ». Ils sont morts
deux fois :
la première fois parce qu’ils étaient malades et internés dans
un asile ;
la deuxième fois parce que « les
hôtes »,
les internés,
d’origine juive, ont été déportés et tués. Tous les
personnages racontés dans l’album vivaient, ou plutôt habitaient,
sur la
petite île de San Servolo, une oasis de terre pittoresque dans la
lagune vénitienne. Ils vivaient dans un édifice
très ancien, utilisé comme monastère pendant environ mille ans,
mais en 1715, on l’a
transformé en
hôpital militaire et après moins de dix ans, en « hôpital
psychiatrique ». Et cette destination est restée, malgré
plusieurs changements,
jusqu’en 1978, date à laquelle il
a finalement été fermé. En ces 253 ans, dans ces murs, c’est
toute une humanité
qui est passée par là et qui, là, s’est brisée. On
vivait là parce que
quelqu’un vous y
avait amené de force, parce qu’on
était considéré
comme « fou », inapte à la vie sociale, inapte à la
vie, inadaptés
et point final.
Michele
Gazich a vécu sur l’île
pendant environ un mois et a décidé de voir
cet endroit avec les yeux d’aujourd’hui, mais en essayant de
remonter le temps, en recueillant
les histoires dans les dossiers individuels
de milliers de personnes qui ont été enfermées dans ce lieu de
tourment, en essayant de lire, dans ces journaux, la douleur et la
souffrance humaines
de
qui
est passé par cet endroit, vécu, végété, perdu sa vie. Une
humanité problématique et, peut-être, pas nécessairement malade,
mais seulement victime de dépressions, d’épuisement nerveux, de
difficultés relationnelles. Malade ou peut-être seulement
« dérangé », ou simplement ayant besoin d’un peu
d’aide qui, peut-être, bien que demandée,
n’est jamais arrivée.
Une aide qui les aurait peut-être aidés à se libérer des
angoisses de la vie quotidienne, ou du moins à les endurer, en
vivant une existence « normale ». Nombreuses
sont les histoires recueillies, faites de douleur et de peur,
d’angoisse et d’épouvante,
de silences et de hurlements
nocturnes, de fantômes
intérieurs et d’espérances
interrompues. D’un
coup d’œil, Gazich, comme les internés, pouvait observer la mer
et le désir de liberté contenu
dans l’horizon entre le ciel et l’eau. Avec un autre, il pouvait
scruter les murs écaillés
et remplis
de ces « ombres » qui, dans ce lieu, ont perdu la santé
mentale,
l’intelligence, l’émotion, la dignité, la vie intérieure pour
être, plus tard, prises et conduites au massacre, comme boucs
émissaires de péchés jamais commis.
Pour
écrire un album comme celui-ci, il ne pouvait suffire de lire un ou
plusieurs livres, d’observer des photographies, de se remémorer la
mémoire composée grâce à un article de journal ancien et périmé.
Non, la réalité devait être affrontée, regardée dans les yeux,
avec la peur de ne pas pouvoir y résister. Les photos des patients
en prison devaient être observées et pénétrées avec soin,
cadrées, intériorisées. Ces regards absents ou furieux devaient
être portés au plus profond de soi pour comprendre, jusqu’au bout
et autant que possible, comment ces vies ont été éteintes,
lentement et avec une méthode inquiétante. En même temps que la
vision des photographies, Gazich a également lu une myriade de
dossiers médicaux, y compris ceux relatifs aux personnes racontées
dans les chansons, dont les textes sont consignés dans le livret qui
accompagne ce travail.
Il
est clair que « Temuto come grido », entendu comme une
chanson n’est pas un album aux couleurs douces, pastel, aux tons
pleins de poésie tendre, qui est bien présente mais jamais tendre,
en effet… Non, dans ces chansons (?), il y a la présence de
l’humanité déchirée et crucifiée, il y a la présence de celui
qui est « méprisé et rejeté par les hommes, un homme de
douleur qui sait bien souffrir, comme celui devant qui on se couvre
le visage, qui a été méprisé et que nous n’avions aucune estime
pour lui » (Is 53,3), il y a la présence de celui qui, encore
aujourd’hui, continue à réclamer sa dignité comme personne mais
ne possède plus les droits ; il y a l’image de l’homme qui se
transfigure dans le tourment d’une vie sans espoir, sans lumière,
sans horizon, destinée à l’oubli de l’obscurité. Il y a
l’homme dans son immensité niée. Il y a l’homme défiguré et
offensé, sans même un semblant de salut, même lointain, imminent,
possible.…
Ce
travail, on l’aura compris, n’est certainement pas un travail
simple, mais intrinsèquement composé de souffrances et de
désespoirs, du mal qui a pénétré chaque espace de la vie et qui,
après le martyre de l’enfermement, a fait subir à ces hommes et
ces femmes, coupables d’être des enfants d’Abraham, subirent la
déportation dans les chambres à gaz. Un événement qui a planté,
dans ces pauvres corps, dans ces esprits dévastés, un autre clou,
une autre lame tranchante enfoncée pour blesser le cœur. Et, il
paraît insultant de dire, peut-être dans ce voyage, dans ce dernier
voyage, que l’un d’entre eux a pu penser, peut-être un instant,
que la destination de ce train, était la liberté. Mais ce ne fut
pas le cas.
Tout
commence sur cette île, San Servolo, où le cri des internés de
l’asile se perdait vers les murs ou, parfois, vers la mer, sans que
personne ne puisse l’entendre.
De
cette mer autour, morphologiquement peu profonde mais immense pour
ceux qui étaient internés, l’île est le premier signe de la
douleur vécue. Cette île, qui ne sera jamais un « chez soi »,
est l’endroit où les internés arrivent, non pas comme hôtes,
mais comme prisonniers. Le morceau est l’image de la solitude et du
sentiment de claustrophobie qu’on vit et partage dans ce lieu, où
tout est limité, « Couloir, jardin » où se consument
les jours pendant que les corbeaux volent autour des murs. Et chez
les internés qui ne sont pas obscurcis par la folie, qui est
peut-être née dans ces salles, il y a la conscience que leur
douleur nourrit la mer qui, au contraire, ne remercie pas, mais avec
sa perfidie, déchire leur âme. La personne qui parle (dans la
chanson) est née à Venise le 28 mai 1880, dossier n° 1943/202
(année d’hospitalisation et numéro progressif d’entrée à
partir du mois de janvier) et le 11 octobre 1944 sera « retirée »
par ordre du commandement allemand SS et transférée dans les camps…
Mes
amis, je vais vous parler de l’île.
Où
personne n’arrive de lui-même.
Sans
port ni débarcadère,
Une
île où on ne sera jamais chez soi.
Une
île où on ne sera jamais chez soi.
Ne
parviennent pas ici les hommes conscients
Ne
parviennent pas ici, les hommes guidés par le vent.
Si
quelqu’un arrive, c’est de force qu’on l’amena à
L’île
où il ne sera jamais chez soi.
L’île
où on ne sera jamais chez soi.
Certains
parfois en paroles ont compati ;
Par
pitié, ils donnent des vivres et des habits,
Mais
si je dis que je veux m’en aller,
Il
n’y a personne pour m’emmener,
Jamais
personne ne veut me sortir d’ici.
Tous
mes jours se consument :
Couloir,
jardin, volent les corneilles.
Mon
cœur pourrit à mesure que mon moi s’efface.
Je
nourris la mer qui me tourmente,
Je
nourris la mer qui me tourmente,
Je
nourris la mer qui me tourmente,
Je
nourris la mer qui me tourmente.
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