jeudi 10 octobre 2019

L’ÎLE

L’ÎLE



Version française – L’ÎLE – Marco Valdo M.I. – 2019
Chanson italienne – L’isolaMichele Gazich2018




San Servolo (Venise)
L'Asile : Dehors et Dedans





Crainte comme cri, attendue comme chant, cette œuvre peut à juste titre être décrite comme l’authentique « Spoon River » italienne. On parle de morts, c’est clair, mais les personnages impliqués ne sont pas « juste morts ». Ils sont morts deux fois : la première fois parce qu’ils étaient malades et internés dans un asile ; la deuxième fois parce que « les hôtes », les internés, d’origine juive, ont été déportés et tués. Tous les personnages racontés dans l’album vivaient, ou plutôt habitaient, sur la petite île de San Servolo, une oasis de terre pittoresque dans la lagune vénitienne. Ils vivaient dans un édifice très ancien, utilisé comme monastère pendant environ mille ans, mais en 1715, on l’a transformé en hôpital militaire et après moins de dix ans, en « hôpital psychiatrique ». Et cette destination est restée, malgré plusieurs changements, jusqu’en 1978, date à laquelle il a finalement été fermé. En ces 253 ans, dans ces murs, c’est toute une humanité qui est passée par là et qui, là, s’est brisée. On vivait là parce que quelqu’un vous y avait amené de force, parce qu’on était considéré comme « fou », inapte à la vie sociale, inapte à la vie, inadaptés et point final.



Michele Gazich a vécu sur l’île pendant environ un mois et a décidé de voir cet endroit avec les yeux d’aujourd’hui, mais en essayant de remonter le temps, en recueillant les histoires dans les dossiers individuels de milliers de personnes qui ont été enfermées dans ce lieu de tourment, en essayant de lire, dans ces journaux, la douleur et la souffrance humaines de qui est passé par cet endroit, vécu, végété, perdu sa vie. Une humanité problématique et, peut-être, pas nécessairement malade, mais seulement victime de dépressions, d’épuisement nerveux, de difficultés relationnelles. Malade ou peut-être seulement « dérangé », ou simplement ayant besoin d’un peu d’aide qui, peut-être, bien que demandée, n’est jamais arrivée. Une aide qui les aurait peut-être aidés à se libérer des angoisses de la vie quotidienne, ou du moins à les endurer, en vivant une existence « normale ». Nombreuses sont les histoires recueillies, faites de douleur et de peur, d’angoisse et d’épouvante, de silences et de hurlements nocturnes, de fantômes intérieurs et d’espérances interrompues. D’un coup d’œil, Gazich, comme les internés, pouvait observer la mer et le désir de liberté contenu dans l’horizon entre le ciel et l’eau. Avec un autre, il pouvait scruter les murs écaillés et remplis de ces « ombres » qui, dans ce lieu, ont perdu la santé mentale, l’intelligence, l’émotion, la dignité, la vie intérieure pour être, plus tard, prises et conduites au massacre, comme boucs émissaires de péchés jamais commis.
Pour écrire un album comme celui-ci, il ne pouvait suffire de lire un ou plusieurs livres, d’observer des photographies, de se remémorer la mémoire composée grâce à un article de journal ancien et périmé. Non, la réalité devait être affrontée, regardée dans les yeux, avec la peur de ne pas pouvoir y résister. Les photos des patients en prison devaient être observées et pénétrées avec soin, cadrées, intériorisées. Ces regards absents ou furieux devaient être portés au plus profond de soi pour comprendre, jusqu’au bout et autant que possible, comment ces vies ont été éteintes, lentement et avec une méthode inquiétante. En même temps que la vision des photographies, Gazich a également lu une myriade de dossiers médicaux, y compris ceux relatifs aux personnes racontées dans les chansons, dont les textes sont consignés dans le livret qui accompagne ce travail.
Il est clair que « Temuto come grido », entendu comme une chanson n’est pas un album aux couleurs douces, pastel, aux tons pleins de poésie tendre, qui est bien présente mais jamais tendre, en effet… Non, dans ces chansons (?), il y a la présence de l’humanité déchirée et crucifiée, il y a la présence de celui qui est « méprisé et rejeté par les hommes, un homme de douleur qui sait bien souffrir, comme celui devant qui on se couvre le visage, qui a été méprisé et que nous n’avions aucune estime pour lui » (Is 53,3), il y a la présence de celui qui, encore aujourd’hui, continue à réclamer sa dignité comme personne mais ne possède plus les droits ; il y a l’image de l’homme qui se transfigure dans le tourment d’une vie sans espoir, sans lumière, sans horizon, destinée à l’oubli de l’obscurité. Il y a l’homme dans son immensité niée. Il y a l’homme défiguré et offensé, sans même un semblant de salut, même lointain, imminent, possible.…
Ce travail, on l’aura compris, n’est certainement pas un travail simple, mais intrinsèquement composé de souffrances et de désespoirs, du mal qui a pénétré chaque espace de la vie et qui, après le martyre de l’enfermement, a fait subir à ces hommes et ces femmes, coupables d’être des enfants d’Abraham, subirent la déportation dans les chambres à gaz. Un événement qui a planté, dans ces pauvres corps, dans ces esprits dévastés, un autre clou, une autre lame tranchante enfoncée pour blesser le cœur. Et, il paraît insultant de dire, peut-être dans ce voyage, dans ce dernier voyage, que l’un d’entre eux a pu penser, peut-être un instant, que la destination de ce train, était la liberté. Mais ce ne fut pas le cas.
Tout commence sur cette île, San Servolo, où le cri des internés de l’asile se perdait vers les murs ou, parfois, vers la mer, sans que personne ne puisse l’entendre.
De cette mer autour, morphologiquement peu profonde mais immense pour ceux qui étaient internés, l’île est le premier signe de la douleur vécue. Cette île, qui ne sera jamais un « chez soi », est l’endroit où les internés arrivent, non pas comme hôtes, mais comme prisonniers. Le morceau est l’image de la solitude et du sentiment de claustrophobie qu’on vit et partage dans ce lieu, où tout est limité, « Couloir, jardin » où se consument les jours pendant que les corbeaux volent autour des murs. Et chez les internés qui ne sont pas obscurcis par la folie, qui est peut-être née dans ces salles, il y a la conscience que leur douleur nourrit la mer qui, au contraire, ne remercie pas, mais avec sa perfidie, déchire leur âme. La personne qui parle (dans la chanson) est née à Venise le 28 mai 1880, dossier n° 1943/202 (année d’hospitalisation et numéro progressif d’entrée à partir du mois de janvier) et le 11 octobre 1944 sera « retirée » par ordre du commandement allemand SS et transférée dans les camps…



Mes amis, je vais vous parler de l’île.
Où personne n’arrive de lui-même.
Sans port ni débarcadère,
Une île où on ne sera jamais chez soi.
Une île où on ne sera jamais chez soi.


Ne parviennent pas ici les hommes conscients
Ne parviennent pas ici, les hommes guidés par le vent.
Si quelqu’un arrive, c’est de force qu’on l’amena à
L’île où il ne sera jamais chez soi.
L’île où on ne sera jamais chez soi.


Certains parfois en paroles ont compati ;
Par pitié, ils donnent des vivres et des habits,
Mais si je dis que je veux m’en aller,
Il n’y a personne pour m’emmener,
Jamais personne ne veut me sortir d’ici.


Tous mes jours se consument :
Couloir, jardin, volent les corneilles.
Mon cœur pourrit à mesure que mon moi s’efface.
Je nourris la mer qui me tourmente,
Je nourris la mer qui me tourmente,
Je nourris la mer qui me tourmente,
Je nourris la mer qui me tourmente.

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