Je
suis un Artiste
Lettre
de prison 29
10
juin 1935
Dialogue
Maïeutique
Si
tu le veux bien, Lucien l’âne mon ami, je propose de faire une
pause dans notre histoire tout comme le fait le Dr. Levi afin de
récapituler ce qui s’est passé depuis sa première incarcération
en mars 1934. D’abord, il faut distinguer au moins trois périodes.
La première incarcération qui est celle qui va de mars à mai 1934,
aux Nuove, la prison de Turin. Durant cette période, il est
interrogé très ponctuellement par la police politique et par les
juges d’instruction turinois. C’est à ce moment que Carlo Levi
fait la remarque qu’une partie de la prison est réservée aux
prisonniers politiques et prend soudain les allures d’une
synagogue. Dans la presse, le gouvernement fasciste dénonce un
complot juif, anticipant et probablement, annonçant ainsi les lois
raciales de 1938.
Oui,
dit Lucien l’âne, je me souviens de cette réflexion d’une
ironie amère qu’avait faite alors Carlo Levi. À mon avis, il
devait sentir venir l’horreur.
Sans
doute, dit Marco Valdo M.I., ces arrestations de groupe étaient-elles
des prémices d’autres. Dès cette période aussi, Carlo Levi a mis
en place une communication à clé dans ses lettres adressées à sa
mère, qui auréolée de l’image italienne de la « mamma »
était exclue par définition de la sphère politique et protégée
par l’imaginaire « machiste » qui faisait oublier aux
policiers qu’Anneta Treves était aussi une militante socialiste et
la sœur d’un des dirigeants de Parti socialiste en exil. Donc, dès
le départ aussi, Carlo Levi organise sa défense, qui sera reprise
et systématisée dans cette canzone sur deux points essentiels :
primo : « Je suis peintre, je suis artiste » et
corollaire : « Je ne m’intéresse pas à la politique,
je n’y connais rien, je suis innocent de ce dont on m’accuse et
d’ailleurs, de quoi m’accuse-t-on ? »
Au
fait, c’est vrai, dit Lucien l’âne. Moi, j’aurais dit :
« Je suis un âne. Je ne sais rien de la politique et de quoi,
m’accuse-t-on ? »
Quoique,
répond Marco Valdo
M.I., je te
rappelle aussi la
fable de La Fontaine où l’âne tout innocent qu’il est,
finit par être
qualifié de galeux :
« Un
Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue
Qu’il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal. »
Qu’il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal. »
La
seconde période, qui va de mai 1934 à mai 1935 est une période de
fausse liberté, où le peintre Levi est frappé d’admonition,
autrement dit en résidence surveillée, espionné comme toutes ses
relations. L’admonition,
fausse mesure de clémence, avait vraisemblablement le but de mettre
en confiance le suspect et de l’amener à commettre certaines
imprudences, qui auraient permis de le confondre et d’établir
l’existence du complot. Il n’en a rien été et comme tout ça ne
donnait rien, ils auraient eu plus de chances à essayer le
spiritisme ancien. Dans les hautes sphères, on s’impatiente, du
coup, on arrête à
nouveau Carlo Levi.
C’est
là, je présume, dit Lucien l’âne, que commence la troisième
période.
Tu
présumes bien, Lucien l’âne mon mai. Quand on vient le chercher
dans son atelier de peintre où il est confiné, Carlo Levi
n’est pas véritablement surpris et arrivé à la prison, il
retrouve ses vieilles habitudes. Cette fois encore, en dépit des
fastidieux interrogatoires, il ne lâche rien. Il argumente avec
rigueur. Certes je vivais à Paris, mais c’était là que devait
être un peintre, car c’est la capitale artistique du monde.
Certes, dit-il, j’ai assisté en juin 1933 à Paris aux funérailles
du dirigeant socialiste exilé Claudio Treves, mais c’est mon
oncle, le frère de ma mère. Tout doucement, il arrive à convaincre
de son innocence les enquêteurs turinois et
de ses entretiens avec les commissaires et les fonctionnaires, il
retire l’impression qu’il va être libéré.
Et
il ne l’est pas, dit Lucien l’âne, mais pourquoi ?
On
lui avait annoncé qu’on le libèrerait en fin de journée et quand
on vient le chercher. Un coup de théâtre !, répond Marco
Valdo M.I., et tout bascule. Rome réclame le suspect Carlo Levi pour
le mener devant le Tribunal Spécial où sont condamnés les ennemis
du régime fasciste. Ainsi commence la quatrième période par un
voyage en cage comme s’il était un animal sauvage qui allait
dévorer ses gardes et qui sait, les autres voyageurs à destination
de la capitale de l’Impero.
Et là, dans un coin
pourri de l’ancien couvent, recommence l’isolement. Reprennent
les allées et venues dans les locaux de l’Ovra pour les
sempiternels et monotones interrogatoires, dont on a retrouvé les
procès-verbaux : toujours des soupçons et jamais de preuves.
On
en est donc là, dit Lucien l’âne. C’était quand même utile de
faire le point. Je m’y retrouve un peu mieux dans cette étrange
aventure. En attendant la suite, tissons le linceul de ce vieux monde
rancunier, soupçonneux, hargneux, teigneux et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Qui
sait pourquoi
On
veut faire de moi
Un
être politique,
Moi,
que les affaires publiques
N’intéressent
pas.
Questions
le matin,
Questions
l’après-midi,
On
ne s’ennuie pas ici.
Que
sais-je enfin
De
ces lointains cousins ?
L’admonition
m’avait cloîtré.
Je
voulais même me retirer
À
la campagne, chez les termites
Pour
vivre en ermite,
Ma
vie d’artiste.
De
ma retraite volontaire
Pour
peindre et méditer,
Me
voilà bien récompensé.
C’est
le même fonctionnaire
Qui
veut encore m’interroger.
On
se salue sans défiance
Comme
de vieilles connaissances.
Il
m’attribue une intelligence
Contraire
à l’innocence.
C’est
le règne de la confiance.
Moi,
je ne veux rien
Savoir
du monde politique.
Je
ne sais rien, je peins.
Je
dis, je redis, je répète :
Je
suis un artiste.