mardi 4 septembre 2018

LA FILLE AVEUGLE


LA FILLE AVEUGLE


Version française – LA FILLE AVEUGLE – Marco Valdo M.I. – 2018
d’après la version italienne de Riccardo Venturi – LA BAMBINA CIECA – 2018
d’une chanson tchèque – Nevidomá dívkaKarel Kryl – 1969
Album : Bratříčku, zavírej vrátka
1969, LP, Panton, ČSSR






De l’album et de la chanson « Bratříčku, zavírej vrátka », on a déjà beaucoup parlé : c’est le premier album publié par Karel Kryl, en 1969, peu après l’invasion d’août 1968, très peu après le geste de Jan Palach, et juste avant que l’auteur-compositeur ne fuie en Allemagne. Il y était allé pour participer à un festival à Dommershausen, en Rhénanie, mais il savait que, s’il rentrait en Tchécoslovaquie, il serait arrêté. Je suis convaincu que, sans « La Fille aveugle », on ne peut pas avoir une idée complète de cet album, d’autant plus si on accepte mon impression personnelle : à savoir que, derrière l’image, ou le tableau, de la fille aveugle qui joue calmement dans le pré, se cache une délicate métaphore sur la Tchécoslovaquie d’alors. Une « fille aveugle » qui ne verra jamais le soleil et qui joue avec fantaisie, malgré tout, dans un climat oppressant et sombre. Je ne sais pas naturellement si mon hypothèse est juste, et c’est pour ça que j’insère cette chanson dans les « Extras », en m’en tenant à l’histoire simple qui vous est racontée, une histoire qu’on pourrait définir « andersenienne ». Et une chanson stupéfiante, comme plus ou moins toutes celles écrites par Karel Kryl. Tant que pour en donner une idée, j’ai tenté une traduction italienne, aussi parfaitement conscient de mon tchèque euphémiquement imparfait et en me confrontant en outre face à la langue de Karel Kryl, que je ne crois même pas très simple pour les Tchèques de langue maternelle. J’élèverai naturellement une prière à Sainte Stanislava pour qu’elle veuille satisfaire mes souhaits et me fasse tôt ou tard apprendre le tchèque « comme il faut ». [RV]


Dialogue maïeutique



Ah, Lucien l’âne mon ami, voici une chanson de Karel Kryl, qui est un chanteur tchèque qui était né dans la foulée de la « libération » de son pays par les Ivans, ces grands frères depuis tant aimés par l’immense majorité des habitants du pays, à l’exception notable des nouveaux notables du Parti, qui eux, dans l’ensemble, les appréciaient vraiment ; ils leur devaient leur pouvoir.

Oh, j’imagine assez bien l’ambiance dans laquelle, comme je suppose, la jeune fille aveugle, il a grandi. En somme, on peut être certain que Karel Kryl chante d’expérience. Ce serait donc l’histoire des enfants de ce pays aveuglé, aux yeux bandés derrière un rideau de fer.

Cette fille aveugle de la chanson de Karel Kryl est assurément une métaphore de la Tchécoslovaquie de son temps et probablement, d’autres temps encore ; ce pays a, comme tu le sais, subit depuis des siècles les invasions étrangères et sauf peut-être la période Masaryk, il ne pouvait être qu’une « fille aveugle », par force. C’était la seule manière d’échapper au réel. Il me paraît que tout comme Karel Čapek, Jaroslav Hašek, Franz Kafka, Josef Škvorecký, Jiří Šotola et tant d’autres – j’arrête là, je ne fais pas un cours de littérature tchèque, le poète et chanteur Kryl s’engageait souvent sur la voie mystérieuse de la métaphore. Et c’est nécessairement le cas ici ; les tankistes venaient à peine de s’installer. Pour qu’ils repartent, disait le rabbin, il faudra un miracle.

Il me semble aussi, dit Lucien l’âne. C’est à la fois une tradition de ce pays où tout le peuple est littéralement entraîné à comprendre à demi-mot, à penser en images anodines, en contes de village, en récits nébuleux une réalité indicible, sous peine de sanctions diverses de la prison à la pendaison, en passant par les baignoires de la torture, les camps de « méditation » ou les travaux éducatifs. Dès lors, il faut regarder cette chanson comme une ballade qui racontait l’histoire de ceux qui l’écoutaient.

Certes, Lucien l’âne mon ami. Quant aux cavaliers rêveurs d’avoir consommé les fleurs de jusquiame, la fleur des sorcières – une opiacée en quelque sorte, qui ont la tête tournée par l’amour, est-ce une allusion à ces jeunes femmes et jeunes filles tchécoslovaques qui mini-jupes au vent et poitrines triomphantes se précipitèrent en août 1968 au-devant des tankistes étrangers, stupéfaits face à une telle armée ? « Idite domoï rouskje faschisty ! » (« Allez à la maison, fascistes russes !), disaient ces jolies demoiselles. Traduction : Laissez-nous jouer au soleil, même si (à cause de vous) on ne le voit pas. Enfin, c’est ainsi que je sens cette chanson, mais comme il se doit s’agissant d’un univers de métaphores, ce qui est dit, est dit pour ceux qui peuvent l’entendre.

Arrêtons ici ces supputations, Marco Valdo M.I. mon ami, et reprenons notre tâche et tissons le linceul de ce vieux monde envahisseur, dominateur, avide, arrogant et cacochyme.

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Dans un jardin, derrière un muret de briques,
Où ils ont écrit, dit-on, pour des siècles,
Est assise sur l’herbe, en automne, près d’un bosquet
Une enfant aux yeux bandés.

D’un petit livre, elle se fait lire
Une fable sur un oiseau parlant,
Puis, elle souffle les plumes de cirses
À l’adresse d’on ne sait quel néant.

Laissez-la, je vous prie, laissez-la,
Cette enfant aveugle, laissez-la,
Je vous prie, laissez-la jouer au soleil
Qui se tient haut dans le ciel,
Et qui la réchauffe, même si jamais elle ne le voit.

C’est le conte d’un oiseau parlant
Et de trois pommiers fringants,
Et de l’amour auquel, grâce aux fleurs de jusquiame,
Les cavaliers à cheval se pâment.

Un conte sur un petit mot magique,
Qui désactive tous les sorts,
Un conte sur un arc-en-ciel qui dort sur une île,
vous trouverez un trésor.

Laissez-la, je vous prie, laissez-la,
Cette enfant aveugle, laissez-la,
Je vous prie, laissez-la jouer au soleil
Qui se tient haut dans le ciel,
Et qui la réchauffe, même si jamais elle ne le voit.

Récité :

Dans un jardin, derrière un muret de briques
Où ils ont écrit, dit-on, pour des siècles,
Est assise sur l’herbe, en automne, près d’un bosquet
Une enfant aux yeux bandés.

Des mains, elle touche une fleurette,
Les papillons ne sont pas dérangeants ;
Seule, elle joue avec le lacet d’une amulette,
Seule, pour un moment.

Laissez-la, je vous prie, laissez-la,
Cette enfant aveugle, laissez-la,
Je vous prie, laissez-la jouer au soleil
Qui se tient haut dans le ciel,
Et qui la réchauffe, même si jamais elle ne le voit.

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