lundi 25 janvier 2016

PATATES

PATATES

Version française – PATATES – Marco Valdo M.I. – 2016
d’après la version allemande de Aleksander Kulisiewicz
de la chanson : Kartoszki – écrite par Jan Vala au camp de Sachsenhausen en 1942 ; d’autres sources l’attribuent à Paul Rankow, un artisan communiste berlinois, prisonnier politique durant des années à Sachshausen – disparu lors de son incorporation au bataillon disciplinaire de la Wehrmacht.

Patates à Sachsenhausen


Ah ! Les patates, c’est la joie des familles ; du moins, dans certains pays. Je ne sais pas si tu aimes les patates, ni si tu en manges d’ailleurs, mais chez nous, la patate se mange souvent et de diverses façons : cuites à l’eau (pas terrible!), à la vapeur, c’est meilleur, avec du beurre, c’est délicieux, mais trop de beurre, ça écœure. On les mange frites à la graisse de bœuf ou de cheval, au saindoux, à al graisse végétale, chaudes, froides, tièdes, baignant dans la sauce, écrasées, en purée, en soupe, en gâteau… On l’accompagne de toutes sortes de viandes, de poissons et de légumes. Que sais-je ? Les patates, ce sont les pâtes du nord. Mais sans aucun accompagnement, c’est la nourriture la plus élémentaire. Quand elle n’est pas pourrie.


Oui, j’imagine volontiers. Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire de « musulman » ?

Ah ! Je m’y attendais à ta question et elle est tout à fait pertinente. « Musulman » doit être ici interprété dans le contexte du camp de concentration, du lager. Au camp, on appelait « Musulman », le prisonnier qui était au dernier stade du vivant ; un « musulman » était en quelque sorte un « mort ambulant ». Je te cite trois extraits de témoignages de gens qui ont connu le camp et donc, ont vu des « musulmans ».

Le professeur Robert Waitz  (1947): « … Dans de telles conditions de vie, le détenu, surmené, sous alimenté, insuffisamment protégé du froid, maigrit progressivement de 15, 20, 30 Kilos. Il perd 30%, 35% de son poids. Le poids d’un homme normal tombe à 40 Kilos. On peut observer des poids de 30 et de 28 kilos. L’individu consomme ses réserves de graisse, ses muscles. Il se décalcifie. Il devient, selon le terme du camp, un « Musulman ». 

Le Dr Aharon Beilin, médecin-prisonnier à l’infirmerie du camp d’Auschwitz ( au procès Eichmann – 7 juin 1961) : « « Les Musulmans ? Je les ai rencontrés pour la première fois à Auschwitz-Birkenau. Le « musulmanisme » était la dernière phase de la sous-alimentation. Il est très intéressant de voir qu’un homme qui arrive à cette phase commence à parler de nourriture. Il y avait deux sujets que les détenus d’Auschwitz considéraient comme une espèce de tabou : les crématoires et la nourriture. »

Primo Levi : « Les « musulmans », les hommes en voie de désintégration, ceux-là ne valent même pas la peine qu’on leur adresse la parole, puisqu’on sait d’avance qu’ils commenceraient à se plaindre et à parler de ce qu’ils mangeaient quand ils étaient chez eux. Inutile, à plus forte raison, de s’en faire des amis : ils ne connaissent personne d’important au camp, ils ne mangent rien en dehors de leur ration, ne travaillent pas dans des commandos intéressants et n’ont aucun moyen secret de s’organiser. Enfin, on sait qu’ils sont là de passage, et que d’ici quelques semaines il ne restera d’eux qu’une poignée de cendres dans un des champs voisins, et un numéro matricule coché dans un registre. »
Quant à la chanson elle-même, à mon sens, c’est une variante d’une chanson aussi populaire qu’anonyme très diffusée dans les pays où on mange quotidiennement la pomme de terre. Toutefois, elle est baignée d’ironie, c’est une de ces chansons qui organise la résistance par le rire – Ora e sempre : Resistenza ! Mais cette résistance par le rire à la patate, qui en l’occurrence incarne l’enfermement et le régime alimentaire aussi insipide que la patate à l’eau, était pratiquée depuis longtemps dans les armées et les internats de nos pays (par exemple) où circulaient des chansons (anonymes) sur le même thème ; moi, je connaissais cette version, mon grand-père la chantait déjà et il avait fait la Grande Guerre :

« Le lundi, des patates
Le mardi, des patates
Le mercredi, des patates aussi
Le jeudi, des patates
Vendredi, des patates
Samedi, des patates aussi
Mais le dimanche,
Pour tout dessert
Nous mangerons des pommes de terre. »

Et pour éviter toute discussion sur le texte, je propose deux illustrations musicales dune autre version encore : https://www.youtube.com/watch?v=fK5IAMdfkMk et encore, une version  : https://www.youtube.com/watch?v=1I23jyrLcmQ.

Cette chanson traditionnelle sur les patates a donc été adaptée au camp de Saschsenhausen, comme elle a dû l’être un peu partout ailleurs.



Alors, dit Lucien l'âne en souriant, il doit dès lors en exister une version dans de nombreuses langues et peut-être pourrait-on en retrouver des interprétations en anglais, en allemand, en espagnol, en polonais, en tchèque, en russe, en néerlandais, en hongrois, en russe… Que sais-je encore ? En italien, peut-être même.

Probablement, en somme, c’est une variante d’un classique, y compris du jazz. Une dernière chose, j’ai un tout petit peu modifié la fin de la chanson… La rime, toujours la rime… Mais je trouve ce « patates à en crever » rimant avec éternité, assez dur et exact, sur le fond.


Alors, savourons la patate et reprenons notre tâche qui est de tisser le linceul de ce vieux monde inutilement cruel, idiotement assassin, insipide et cacochyme.


Heureusement !


Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane.



Chacun pense
en rêve à un poulet gras et moelleux
Une oie rôtie, à une côte de porc épaisse
À du café au lait avec crème, de la tarte aux pommes sucrée et tendre !Quand j’y pense, j’ai une envie de pleurer terrible…
Mais moi
je reste ferme, donnez-moi seulement le reste !

Le
s patates, les patates, que chacun aime !Les patates, patates plaisent à tout homme
Le lundi et le mardi, peu importe
Mais seulement sept fois par semaine.

Il y en a qui aiment les patates bien cuites avec du bacon
(Le chef mange les patates bien cuites avec du bacon)
D’autres mangent les patates même avec des saloperies
(Et le musulman des patates pourries )
Les patates ! Il y a des patates à en crever ;
Patates, patates – dans l’éternité.

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