dimanche 11 janvier 2015

Pour me rendre à mon bureau

Pour me rendre à mon bureau


Chanson française – Pour me rendre à mon bureauJean Boyer1943 
Version complète : Interprétation Georges Tabet – 1943

Traction-avant 11  FFI - 1944








Notre ami Georges Brassens a certes produit une excellente version de cette chanson de Jean Boyer. Mais...


Cela ne se discute pas, dit Lucien l'âne en ouvrant des yeux plus grands que le ventre.


Mais cependant, Lucien l'âne mon ami, la version de Tonton Georges n'est pas complète. Il l'a raccourcie d'un couplet ; le dernier. Peut-être trouvait-il la fin de la chanson originale un peu, comment dire, triviale. D'un autre côté, il semblerait bien qu'elle – la version originale – ait été interprétée en 1943 par Georges Tabet. Ce sont là deux rectifications qu'il me faut apporter à ce qui en est dit dans les Chansons contre la Guerre. Je le fais d'autant plus volontiers que ce qui en était dit, était dit par moi.


C'est bien beau ton commentaire, mais dis-moi, Marco Valdo M.I. mon ami, comment fait-on pour connaître la version originale ?


Tout simple, tout simple, Lucien l'âne mon ami. Comme il n'y en a aucune trace écrite sur le réseau Internet ; du moins, je n'en ai pas retrouvé, il suffit d'écouter chanter Georges Tabet et d'en retranscrire le texte intégral. Ce que j'ai fait et je vais donc t'offrir le privilège de la première version complète, accessible sur Internet.


Je suis très impatient de la connaître… Mais dis-moi de quoi parle-t-elle ?


Eh bien, ce ne fut pas si simple, car l'enregistrement est ancien et on ne fait que deviner le texte, couvert en partie par l'orchestre. J'ai dû l'écouter plusieurs fois… Mais enfin, on l'a. Ce qu'elle dit ? Tu le verras. Cependant, il te souviendra qu'à l'avant-dernier couplet – le dernier chez Brassens – le personnage marchait sur les mains… Et en ce temps-là, plus qu'aujourd'hui où on réprime sévèrement la chose, les chiens étaient sortis par leurs maîtres pour des promenades dites « hygiéniques » et laissaient sur le trottoir certaines déjections dures ou moelleuses, c'est selon. Donc, notre personnage finit par mettre la main sur une (ou plusieurs) de ces « choses », comme il est dit pudiquement dans la chanson. Et comme, un dicton dit, du moins dans la culture française – que « marcher dedans, ça porte bonheur... ». Le voilà qui retrouve la chance et peut racheter sa Traction-avant…


Ah oui, je vois… Si j'ose dire…, dit Lucien l'âne éberlué.


Mais voilà, ce n'est pas tout, mon ami Lucien l'âne. Écoute bien ce qui va suivre. Je reviens à une interprétation de la chanson, disons plus politique. Et là, la question de date a du sens. En gros, cette chanson décrit la situation de la France durant les années de guerre et la dégradation des conditions de vie. La Traction-avant, célébrissime voiture, avait été la voiture française la plus moderne et la plus techniquement avancée de l'immédiat avant-guerre et sa fabrication fut arrêtée en 1941 et ne reprendra qu'après la guerre. Donc, premier couplet : tout va bien, il achète une traction – on est en juillet 1939. Traduction : en France, c'est encore l'euphorie. De toute façon, l'armée française est la plus forte du monde… Qu'ils disaient ! On entend encore le « On les aura ! ». Quelques mois plus tard, la traction est réquisitionnée par les Allemands, qui entre-temps, ont pris Paris et la moitié de la France et de l'Europe. Les tractions réquisitionnées feront la guerre de l'Est de l'Europe à l'Afrique du Nord. À la décharge de cette excellente auto, elle fit aussi les beaux jours de la Résistance française (F.F.I.).


Bon, d'accord, mais que se passe-t-il ensuite ? Que raconte ton analyse politique ? Tu commences à m'intriguer et aussi, bien sûr, à m'amuser.


Alors, venons-en au deuxième couplet… On passe de l'auto au vélomoteur. En fait, il n'y a plus de carburant pour les civils… L'Occupation continue et le blocus s'intensifie… C'est l'ère des restrictions, qui vont aller en s'aggravant. Il ne reste plus qu'à se rabattre sur un vélo. Mais à ce moment, un vélo est devenu une marchandise hors de prix, quand on en trouve. Disons au marché noir… Mais un vélo, ça se vole… Et notre personnage se ruine à racheter des vélos… La chose n'est pas spécifiquement française… Vittorio De Sica en fera un film en 1948 : Le Voleur de Bicyclettes.


Et puis, après ?, dit Lucien l'âne. Cette fois-ci, tu m'intéresses encore plus.


Et puis après, il ne lui reste plus qu'à prendre le métro. Ce qui montre, Lucien l'âne mon ami, qu'on est donc bien à Paris. Lequel métro dans la chanson finit par s'arrêter… Ce qui ne fut pas le cas dans la réalité… C'est donc une sorte de projection. Je dis une projection, une anticipation. Car, si l'on avait écrit la chanson après la fin des hostilités, on aurait su cela. Passons. Plus de métro, il ne reste à notre personnage qu'à aller à pieds. Il achète des godillots – c'est du solide, mais ils finissent par rendre l'âme et les cordonniers n'ont plus de matière première non plus. À moins que le cordonnier ne fut Juif et expédié vers l'Est, à Auschwitz, par exemple ; via Drancy…


Mais cette chanson subitement prend une autre allure, dit Lucien l'âne. Et la suite, la suite ?


Ben, quand on aura liquidé tous les cordonniers, il ne restera plus qu'à marcher sur les mains… On verra le monde à l'envers… ce sera toujours mieux qu'à l'endroit. Là aussi, vois-tu Lucien l'âne mon ami, il faut lire entre les lignes ou comprendre le sens des mots et les gens comprenaient tout à demi-mot dans ces périodes troubles. Du moins, ceux qui comprenaient la langue et subtilités… Ce qui n'était assurément pas le cas de l'occupant. Dire qu'on préfère voir le monde à l'envers, c'est dire aussi qu'on ne le supporte pas à l'endroit…


En effet. Je vois bien de quoi il peut s'agir. Mais, Marco Valdo M.I., ne me fais pas languir… Dis-moi la suite...


Et puis, la fin, le couplet retrouvé… avec notre ami qui marche les mains nues dans la « chose qui porte bonheur » et ainsi trouve la force (ça me donnera du beurre… matière inaccessible elle aussi, sauf pour l'occupant et au marché noir, bien évidemment) pour attendre patiemment ma future Traction-avant… ( le mot « future » a toute son importance…) c'est-à-dire en clair la Libération et le retour de la fabrication des Tractions… laquelle n'est concevable qu'après la disparition des Allemands.


Mais alors, cette chanson, c'est une véritable histoire de la guerre et aussi, un message d'espoir, digne de Radio-Londres…, dit Lucien l'âne en riant, cette fois. Maintenant, entre nous, penses-tu que l'auteur avait imaginé tout ça, ce sens caché ?


Personnellement, je suis prêt à le penser. De toute façon, comme on l'a plusieurs fois montré ici, ce n'est pas nécessaire. La chanson, c'est un être vivant… Une fois créée, elle échappe à son auteur. La chanson a une vie autonome.


Voilà qui me réjouis. Elle est comme nous, elle tisse le linceul du vieux monde guerrier, censeur, oppresseur et cacochyme.



Heureusement !


Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Pour me rendre à mon bureau,
J'avais acheté une auto,
Une jolie traction avant
Qui filait comme le vent.
C'était en Juillet 39,
Je me gonflais comme un bœuf
Dans ma fierté de bourgeois
D'avoir une voiture à moi.
Mais vint septembre,
Et je pars pour la guerre.
Huit mois plus tard, en revenant :
Réquisition de ma onze chevaux légère :
"Nein verboten" provisoirement.

Pour me rendre à mon bureau,
Alors j'achète une moto,
Un joli vélomoteur
Faisant du quarante à l'heure.
À cheval sur mon teuf-teuf,
Je me gonflais comme un bœuf
Dans ma fierté de bourgeois
De rentrer si vite chez moi.
Elle ne consommait presque pas d'essence ;
Mais presque pas, c'est encore trop.
Voilà qu'on me retire ma licence,
J'ai dû revendre ma moto.

Pour me rendre à mon bureau,
Alors, j'achète un vélo,
Un très joli tout nickelé
Avec une chaîne et deux clefs.
Monté sur des pneus tous neufs
Je me gonflais comme un bœuf
Dans ma fierté de bourgeois
D'avoir un vélo à moi.
J'en ai eu coup sur coup une douzaine,
On me les volait périodiquement.
Comme chacun d'eux valait le prix d'une Citroën,
Je fus ruiné très rapidement.

Pour me rendre à mon bureau,
Alors, j'ai pris le métro.
Ça ne coûte pas très cher
Et il y fait chaud l'hiver.
Alma, Iéna et Marbœuf,
Je me gonflais comme un bœuf
Dans ma fierté de bourgeois
De rentrer si vite chez moi.
Hélas par économie de lumière,
On a fermé bien des stations.
Et puis ce fut, ce fut la ligne tout entière
Qu'on supprima sans rémission.

Pour me rendre à mon bureau,
J'ai mis deux bons godillots
Et j'ai fait quatre fois par jour,
Le trajet à pied aller-retour.
Les Tuileries, le Pont Neuf,
Je me gonflais comme un bœuf,
Fier de souffrir de mes cors
Pour un si joli décor.
Hélas, bientôt, je n'aurai plus de godasses,
Le cordonnier ne ressemelle plus.
Mais en homme prudent et perspicace,
Pour l'avenir, j'ai tout prévu.

Je vais apprendre demain
À me tenir sur les mains. 
Je n'irai pas très vite bien sûr,
Mais je n'userai plus de chaussures.
Je verrai le monde de bas en haut,
C'est peut-être plus rigolo.
Je n'y perdrai rien par surcroît:
Il est pas drôle à l'endroit.

Pour peu que j'aie sur le trottoir la chance
De mettre la main en plein dedans,
En plein dans la chose à laquelle je pense,
Je serai l'homme le plus content.
Ça me portera bonheur
Et ça me donnera du beurre
Pour attendre patiemment
Ma future Traction-avant.


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