dimanche 30 novembre 2014

ITHAQUE

ITHAQUE 

OU LE VOYAGE À  ITHAQUE)

Version française – ITHAQUE (OU LE VOYAGE À ITHAQUE) – Marco Valdo M.I. – 2014
d'après la version italienne de Lorenzo Masetti
d'une chanson catalane – Ítaca (o Viatge a Ítaca) Lluís Llach1975



Pour Gian Piero Testa qui aujourd'hui a rejoint son Ithaque, après un chemin plein d'aventures, plein de connaissances


Texte
tiré d'Ithaque (Ιθάκη), poème de Konstandinos Kavafis/Κωνσταντίνος Καβάφης
traduction catalane de Carles Riba (1893-1959), professeur de grec à l'Université Autonome de Barcelone de 1925 à 1939, traducteur
en catalan de l'Odyssée et de poètes grecs modernesAdaptation de Lluís Llach
Musique de Lluís Llach
Arrangements du pianiste Manel Camp leader du groupe de rock progressif Fusioon

On est 1975, la terrible dernière année de la dictature franquiste. Le dictateur mourra en novembre ; en mai, Llach présente au Palau de la Música de Barcelone son nouvel album. Le récital sera suivi de l'immanquable rétorsion : pour avoir proféré des paroles considérées comme offensantes envers les institutions et l'autorité en vigueur, le chanteur est condamné à une amende de 100.000 pesetas et les concerts suivants sont interdits.

L'album représente un tournant dans la carrière de Lluís Llach qui se détache de la forme chanson (formatée) en composant une véritable suite de quinze minutes, divisée en trois parties qui occupent tout le premier côté du LP. Les textes sont une adaptation de poésies de Kavafis que Llach avait lu sur les conseils de son ami poète Biel Mesquida.

La poésie dont est tirée la première chanson de la suite est une de plus célèbres de Kavafis, unanimement considérée une des plus profondes et significatives
revisitations modernes de l'Odyssée. La métaphore est très claire. Le voyage à Ithaque est le chemin de la vie : l'homme doit espérer que son voyage soit long, empli de connaissances et d'aventures, tout comme l'épique retour d'Ulysse en sa patrie. Les vicissitudes élargissent l'esprit humain, ce sont les expériences et les difficultés qui donnent à la vie un sens et une valeur. (Voir Epica omerica in Kavafis de Patrick Manuello).

Telle est l'interprétation plus commune de la poésie. Mais à cette lecture on en flanque une autre plus « politique », qui fait rentrer de plein droit cette très belle chanson dans notre recueil. Le voyage peut représenter la lutte pour la liberté et Ithaque peut être l'Utopie, le monde meilleur que nous voulons construire et que, si même il nous décevra (Companys, no és això, camarades, n'est pas ça, chantera Llach quelques années après) ; elle nous a pourtant donné nos années meilleurs, les années de l'engagement.
Cette lecture, peut-être un peu forcée, d'Ithaque (mais « la poésie n'
appartient pas à qui l'écrit, elle est à qui s'en sert ») se réfère directement à la célèbre citation d' Eduardo Galeano.

"La utopía está en el horizonte. Camino dos pasos, ella se aleja dos pasos y el horizonte se corre diez pasos más allá. ¿Entonces para qué sirve la utopía? Para eso, sirve para caminar."
« L'utopie est à l'horizon. J'avance de deux aps, elle s'éloigne de deux pas et l'horizon s'en va dix pas plus loin. Alors, à quoi sert l'utopie ? Ben voyons, elle sert à avancer. »

Comme
l'affirme le même Llach dans une interview donnée à l'occasion d'une émission spéciale consacrée à cette chanson, la sévérité de la censure imposait aux auteurs-compositeurs de recourir à des métaphores toujours plus difficiles pour faire passer au public leur message.

Même traduite en catalan et créée dans le contexte historique de l'Espagne des années '70, Ithaque reste une poésie profondément grecque : des « millénaires sont passés depuis l'époque pré-homérique et la mer reste toujours liée à l'imagination grecque, aux joyeuses images d'anses, de ports, d'escales maritimes de ce peuple intelligent, amant de la curiosité et hospitalier. En somme, un peuple prêt à accueillir l'étranger, à instaurer avec lui des relations commerciales, et, en même temps, à s'enrichir de ses connaissances et soulever des questions de tous genres » (G. Vrissimitzàkis, Τὸ Ἔργο τοῦ Κ. Π. Καβάφη, Alessandria 1917 - traduction du grec de Patrick Manuello).
Pour cette raison, j'ai pensé à l'insérer en souvenir de Gian Piero qui dans ces pages nous a présenté un véritable voyage sur la mer de la chanson et de la poésie grecque moderne.




Ah, Marco Valdo M.I. mon ami, je suis content que l'ami Lorenzo ait également pensé à insérer une traduction de sa main in memoriam de Gian Piero. C'est un hommage particulièrement bien choisi… J'imagine même qu'on ne pouvait mieux faire que d'évoquer ainsi cette Ithaque, qui sans aucun doute plaît à Gian Piero Testa… Si tant est évidemment que quoi que ce soit puisse encore lui plaire ou lui déplaire. Mais enfin, il n'y a qu'un âne comme moi pour traverser les siècles sans en être autrement incommodé et capable de ressusciter autant de fois que nécessaire. Pour en venir à la chanson elle-même et au voyage vers Ithaque et plus particulièrement encore à Lluis Llach, j'aimerais te soumettre deux trois réflexions de mon cru.


Avant que tu n'ailles plus loin, Lucien l'âne mon ami, laisse-moi dire que moi aussi, je suis content de saluer Gian Piero pour son arrivée à Ithaque. Peut-être sera-t-il reconnu par un vieux chat qui l'avait connu dans une vie précédente.

Oh, les chats ayant – selon les endroits, sept ou neuf vies, c'est fort probable. Je me demande parfois si vous autres les humains vous n'arriverez pas un de ces jours à découvrir ce secret des chats, à vous en approprier et à vivre vous aussi, sept ou neuf vies selon les endroits. Mais ce n'était pas du tout ce que je voulais dire et même, j'en suis certain, sauf qu'avec tes digressions, je ne sais plus où j'en suis, ni ce dont je voulais te faire part. Ah oui, ça me revient maintenant. C'est qu'il s'agit d’une chanson en langue catalane. Au demeurant, langue qui a une aire de diffusion jusqu'en l'actuelle Italie, outre qu'elle rayonne sur la France et l'Espagne, toutes deux aussi actuelles. Bref, voilà une langue ancienne qui rayonne sur des États-nations somme toute encore fort jeunes et plus jeunes qu'elle assurément. Et ainsi j'en viens ainsi à la dimension politique complexe de cette chanson et de ce fait, à la censure dont elle fut frappée et son auteur-interprète aussi… Frappés aussi du fait qu'elle était catalane. C'était une des réflexions que je voulais faire et faire ainsi remonter cette dimension régionaliste qui déplaît tant aux pouvoirs en place. C'est un des aspects de la Guerre de Cent Mille Ans que les riches et les puissants et leurs affidés mènent contre les pauvres afin d’asseoir plus encore leurs privilèges et leurs dominations et pouvoir ainsi continuer à tirer profits des choses, des gens, des animaux, des territoires… Bref, de tous et de tout, indistinctement. Leur adage est cruel : Tout fait farine au moulin, il suffit de broyer.


En effet, nous sommes quarante ans après la création de la chanson et la Catalogne rue encore dans les brancards hispaniques. Par ailleurs, cette Catalogne fut aussi une région où passa un grand souffle libertaire ; il doit en rester quelque chose, malgré le franquisme et ses descendants, actuellement encore au pouvoir en Espagne. Cependant, s'agissant de ce « quelque chose qui reste », le feu couve sous la cendre, qui parfois rougeoie. Cela dit, je me demandais en écrivant cette version en langue française, quelles pouvaient bien être ces «  paroles considérées comme offensantes envers les institutions et l'autorité en vigueur ». Je me suis demandé si ce n'était pas ces deux derniers couplets qui rendraient (aux oreilles de la censure) un hommage trop appuyés aux combattants républicains. Car on peut le comprendre ainsi . Écoute :
« Bon voyage pour les guerriers
Fidèles à leur peuple
Veuille le Dieu des vents gonfler
Les voiles de leur barque,
Et en dépit de leurs vieilles batailles
Que l'amour leur offre son corps, ses soupirs,
Qu'ils retrouvent les voies des vieux désirs
Pleines d'aventures, combles de connaissances. »


Va-t-en savoir ce qui peut bien se passer dans la tête d'un censeur, dit Lucien l'âne en se tortillant pour marquer sa perplexité, ce qui fait balancer ses oreilles et tout ce qui peut balancer chez un âne qui se tortille. N'épiloguons pas et reprenons, si tu le veux bien notre tâche et recommençons à tisser, tisser le linceul de ce vieux monde censeur, grandement ignare, accroché à ses « arbres pourris » et cacochyme.



Heureusement !



Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane.



Lorsque on part pour faire le voyage d'Ithaque,
Il faut espérer que le voyage soit long
Empli d'aventures, comble de connaissances.
Il faut espérer que le voyage soit long,
Que les matins soient en nombre
Où tu entreras dans un port que tes yeux découvrent,
Où tu iras dans les villes apprendre ce qu'elles savent.
Garde toujours au cœur l'idée d'Ithaque.
Tu dois y arriver, c'est ton destin,
Cependant ne force la traversée en rien ;
Qu'elle dure longtemps est préférable,
Que tu sois vieux aussi quand tu aborderas l'île,
Riche de tout ce que tu auras gagné en chemin,
Sans attendre qu'elle te donne grand chose.

Ithaque t'a donné un beau voyage
Tu ne serais pas parti sans elle
Et si tu la trouves pauvre, ce n'est pas qu'Ithaque
T'ait trompé. Avec toute ta sagesse,
Tu dois bien savoir ce que veulent les Ithaques.


Éloignez-vous, éloignez-vous toujours
Des arbres pourris qui à présent nous emprisonnent,
Et quand vous les aurez essartés
Gardez-vous de vous arrêter.
Éloignez-vous, éloignez-vous toujours
Éloignez-vous de ce jour qui maintenant nous enchaîne.
Et quand vous serez libérés
Amorcer de nouveaux pas, sans hésiter
Éloignez-vous, éloignez-vous encore
Éloignez-vous du demain qui maintenant s'approche.
Et quand vous croirez être arrivés, cherchez de nouveaux sentiers.


Bon voyage pour les guerriers
Fidèles à leur peuple
Veuille le Dieu des vents gonfler
Les voiles de leur barque,
Et en dépit de leurs vieilles batailles
Qu'ils tirent du plaisir de corps très aimables.
Qu'ils emplissent leurs filets de bonnes étoiles
Pleines d'aventures, combles de connaissances.

Bon voyage pour les guerriers
Fidèles à leur peuple
Veuille le Dieu des vents gonfler
Les voiles de leur barque,
Et en dépit de leurs vieilles batailles
Que l'amour leur offre son corps, ses soupirs,
Qu'ils retrouvent les voies des vieux désirs
Pleines d'aventures, combles de connaissances.



ITHAQUE

Poème de Constantin Cavafis - 1911


Lorsque tu mettras le cap sur Ithaque,
fais de sorte que ton voyage soit long,
plein d'aventures et d'expériences.
Les Lestrygons et les Cyclopes,
et la colère de Poséidon ne crains,
ils ne se trouveront point sur ton chemin
si ta pensée reste élevée, si une émotion de qualité
envahit ton esprit et ton corps. Lestrygons Cyclopes,
et la fureur de Poséidon tu n'auras à affronter
que si tu les portes en toi,
si c'est ton âme qui les dresse devant toi.

Fais de sorte que ton parcours soit long.
Que nombreux soient les matins
oú - avec quel délice et quelle joie! -
tu découvriras des ports inconnus,
des ports nouveaux pour toi, et tu iras
t'arrêter devant les échoppes Phéniciennes
pour acquérir les belles marchandises
nacres, coraux, ambres, ébènes
et des parfums voluptueux,
surtout beaucoup de parfums voluptueux;
et tu iras d'une ville égyptienne à l'autre
pour apprendre, et encore apprendre, de la bouche des savants.

La pensée d'Ithaque ne doit pas te quitter.
Elle sera toujours ta destination.
Mais n'écourte pas la durée du voyage.
Il vaut mieux que cela prenne des longues années
et que déjà vieux tu atteignes l'île,
riche de tout ce que tu as acquis sur ton parcours
et sans te dire
qu'Ithaque t'amènera des richesses nouvelles.

Ithaque t'a offert le beau voyage.
Sans elle, tu n'aurais pas pris la route.
Elle n'a plus rien à te donner.

Et si tu la trouvais pauvre, Ithaque ne t'a pas trompé.
Sage à présent et plein d'expérience,
tu as certainement compris
ce que pour toi Ithaque signifie.


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