MURS
SECS
Version
française – MURS SECS – Marco Valdo M.I. – 2014
Chanson
italienne – Muri a secco – Riccardo Venturi – 2009
Texte
de Riccardo Venturi
Paroles et musique du prolétariat, quand il y en aura.
Paroles et musique du prolétariat, quand il y en aura.
Mon
bisaïeul maternel, Menotti Dini,
était né le jour où était mort Giuseppe Garibaldi : le 2 juin
1882. Son père était expert dans l'art de fabriquer les murs à sec
pour les vignes en terrasse où on faisait le vin aleatico
[http://fr.wikipedia.org/wiki/Aleatico] ; et ces vignes veulent un
terrain sec comme les murs, pietraie (cailloutis), et de l'air. Les
meilleurs étaient sur le Seccheto, qui le nom dit déjà tout, sur
le Cavoli, sur le Pomonte et le Chiessi ; et ceux encore meilleurs
étaient les plus en hauteur. Il fallait prendre des sentiers raides
à pic et monter jusqu'à six ou sept cents mètres.
Les
enfants étaient précieux pour ce travail. Agiles, petits, avec les
doigts qui s'enfilaient dans les crevasses. Quand il eut cinq ans et
demi, mon aïeul dut aller travailler avec son père, à faire les
murs secs. Nous sommes à l'Île d'Elbe autour de 1888, l'année où
naquit celle qui ensuite serait sa femme, mon aïeule Giuseppa Dini.
À Marina di Campo, ils s'appelaient presque tous Dini. Ou bien
Danesi, ou bien Ditel. Un ancien nom français qui était resté
peut-être comme empêtré dans ce coin. Pas d'école pour mon aïeul.
Il apprit à lire et à écrire durant les trois ans qu'il passat
sous les armes, à dix-huit ans.
Une
vie d'enfant passée à se tuer de fatigue, et sans le sou. Les sous,
seul le père en ramenait et ils devaient suffire pour toute la
famille. Peu. Moins que rien. Dans les bonnes périodes pour faire
les murs, il n'existait même pas de dimanches, ni de repos. Les
bonnes périodes étaient celles où il faisait le plus chaud et il
ne pleuvait pas ; il devait pleuvoir après, car les murs secs
tiennent ensemble par l'encastrement parfait des pierres et de la
terre qui se met entre. Lorsqu'il pleut, dans la terre croissent les
plantes qui cimentent le mur. Maintenant, je crois, plus personne ne
sait les faire ; mais bien faits, ils durent des siècles.
Ils
partaient à l'aube, et ce n'était pas un réveil avec des mots
gentils et des caresses. En bas du lit ; et pour se donner de la
force, le petit déjeuner des hommes. Du pain trempé dans le vin
fort. À six ans. Le mulet chargé de pierres et eux à pied, l'homme
de trente ans et l'homme de six. Des kilomètres, dont les derniers à
grimper une côte raide à faire peur.
Rater
un encastrement voulait dire démolir le mur et le recommencer du
début. C'était le désespoir. Si l'enfant se trompait, la leçon
était donnée à coups de pied dans le cul et des coups sauvages ;
ainsi il ne se trompait plus. Si le père se trompait, les coups
sauvages, il se les donnait tout seul, à lui-même. Il prenait un
caillou et il se tapait sur la tête, et l'enfant regardait.
Arrivaient
les dix-huit ans et le moment d'aller au service militaire ;
pour tous, c'était un soulagement. La période durait trois ans,
mais la fatigue et la discipline du service n'étaient probablement
rien en comparaison de ce qu'ils avaient connu enfants. Pour cela,
ils étaient contents. Ils allaient voir le monde au-delà de l'île.
Ils mangeraient. Il y en avait qui y voyaient un morceau de viande
pour la première fois de leur vie. Ils apprenaient à lire et à
écrire, s'ils le voulaient. Il y avait, certes, l'inconvénient de
devoir aller mourir à la guerre, mais à mon bisaïeul, ça n'arriva
pas pour des raisons que j'ignore. Cela arriva ensuite à un de ses
fils, qui s'appelaient Mamiliano, lors d'une autre guerre. Mamiliano
ne savait même pas comment on faisait les murs secs, et mon bisaieul
ne voulut ensuite plus le voir. Durant toute la vie, il fut pêcheur.
Je ne l'ai jamais connu ; il est mort l'année avant que je naisse.
On
l'appelle « mémoire d'homme ». Ça veut dire avoir
entendu raconter des histoires de la voix de celui qui les a vécues,
ou qui les a à son tour entendues directement. Ma bisaïeule, Dini
Giuseppa, née en 1888 comme j'ai dit, les avait entendues de son
mari. Son mari était cet enfant qui faisait les murs secs. Elle la
racontait toujours cette histoire des murs à sec, du réveil à
l'aube, du petit déjeuner au pain et au vin, du mulet et des coups
de pied. J'ai eu le temps de l'écouter, avant qu'elle ne meure d'un
coup le 4 Juillet 1968. J'avais cinq ans. Personne ne me réveillait
pour me dire d'aller travailler. Le petit déjeuner, je le faisais
avec le lait et les biscuits. Moi, je recevais une claque si je
faisais des espiègleries, mais pas car je me trompais quand
j'insérais une pierre dans le mur
Je
ne sais pas si je serai la dernière partie de la mémoire d'homme,
pour cette histoire-là. N'ayant pas d'enfant, c'est probable. La
mémoire faut se la dire, pas l'écrire ; ce que je fais est un
artifice qui ne vaut pas tant. Je n'aurais sûrement pas été un bon
père. Je n'ai pas de grands instincts paternels. Cependant, une
chose pour laquelle il me déplaît de ne pas avoir d'enfant, c'est
de ne pas pouvoir les lui passer oralement, ces histoires. Mais
peut-être, ça ne l'aurait pas du tout intéressé.
Il
y a eu des enfants qui ne l'ont jamais été. La pauvreté les
réveillait à l'aube, hurlait et mettait le vin dans la tasse. Il y
en a encore, dans mille parties du monde, et sans même le vin.
[R.V.]
Dédié à Lucien Lane, à Marco Valdo et à tous les ânes de ce site
Il m'est arrivé, dans ce site, de raconter parfois des histoires de ma famille, ou bien entendues raconter par ma mère et par ma tante. Les ânes n'y sont pas rares.
Un soir, il y a peu, ma mère a eu l'envie de tirer une vieille photographie d'un tiroir ; et elle est apparue celle qu'on voit ci-dessus.
Île d'Elbe, année 1948. En plein été sur un sentier très raide quelque part au-dessus d'une plage déserte. Il faut tous se couvrir la tête, le soleil n'est pas une petite plaisanterie dans des caillasses.
À gauche : ma grand-mère, Maria, née le 19 avril 1911 à Marina di Campo. Auprès d'elle, une enfant dont ma mère ne se rappelle pas qui c'est. L'enfant a la tête découverte.
Ensuite ma tante Clara, née le 14 août 1927 Marina di Campo. Auprès d'elle, très grande, ma mère Luciana, née à Portoferraio le 16 octobre 1933. Sur la photo, elle a 15 ans
À droite, l'âne de famille, nommé Gustavo. Toutes les familles avaient un ou plusieurs ânes ; même lui, à juste titre, porte son bon canotier. Et malgré la montée, personne ne le monte. Même pas l'enfant. Elles l'avaient emmené avec elles pour prendre un bain, comme membre de la famille.
Riccardo Venturi
Il
y a déjà un bon bout de temps que j'avais mis de côté cette
canzone de Riccardo Venturi, dans ma grande armoire électronique
appelée « À faire »... Car comme tu le sais, comme tu
le vois, en ne tenant compte que des Chansons contre la Guerre, il y
en a des choses à faire, à traduire. Et une chose entraînant
l'autre, un jour prenant la place de l'autre, tout s'éloigne
doucement dans le temps et l'armoire se remplit de ce qui n'a pas pu
être fait et qu'on fera demain, plus tard, quand il n'y aura rien
d'autre en cours. Donc, j'avais envoyé, plein de bonne volonté,
cette chanson sur une voie de garage. Elle attendait son tour dans un
brouillard de plus en plus profond. Mais heureusement, Riccardo l'a
relancée dans le jeu infini des CCG, grâce à un commentaire d'une
très intéressante photo où l'on découvre une partie de sa
famille, avant même sa naissance. Une photo historique, en quelque
sorte. Tu imagines : sa grand-mère, sa tante, sa mère, une
enfant et Gustavo... Mais ce n'est pas tout, il nous la dédie cette
chanson... Oui, à toi et à moi...
Mais
c'est superbe... Une chanson pour nous..., dit Lucien l'âne en
agitant les oreilles tout réjoui. Il te faut donc la traduire et de
plus, le faire bien...
Mais,
Lucien l'âne mon ami, tu as parfaitement compris... Cependant, il y
a une chose que je voudrais dire, c'est que je n'aurai aucune
difficulté à en faire une bonne traduction, car le texte de
Riccardo est vraiment très réussi... Enfin, je suis un peu
optimiste, car rien ne dit que je réussirai à faire aussi bien
qu'il pourrait le souhaiter... Et sans vouloir lui lancer des fleurs,
autrement dit en disant exactement ce que j'en pense, c'est une
excellente canzone... Tiens, elle m'a fait penser à certains textes
de Rocco Scotellaro, pour lequel tu sais que j'entretiens une
certaine admiration et je ne suis pas le seul. D'ailleurs, cela me
fait penser qu'il faudrait aussi en faire connaître plus ici dans
les CCG des poèmes de Rocco.
Houla,
tu places la barre bien haut. Moi, je serais Riccardo, je ne saurais
plus trop comment me mettre. Si, si, ce n'est pas rien et moi, en
tous cas, j'en serais fort aise... Mais parle-moi un peu de la
canzone elle-même.
Tu
vois, Lucien l'âne mon ami, cette canzone dit combien les ânes et
les hommes (les pauvres, bien entendu – Noi, non siamo cristiani,
siamo somari) ont des destins semblables et des œuvres communes. Ce
peut être de mouliner le blé ou n'importe quoi, de porter de
lourdes charges, de faire de périlleux transports. Et elle dit aussi
combien ils sont mêlés dans leur existence ; du moins, dans
les civilisations paysannes. Et tu apprendras – mais c'est dans ses
commentaires Riccardo l'évoque – que dans sa famille, l' âne –
en l'occurrence, Gustavo – était considéré comme un membre à
part entière ; au point de l'emmener à la plage pour prendre
un bain avec les dames..C'est la photo du commentaire...
Alors,
ça, c'était une belle vie d'âne, dit Lucien.
Pour
revenir un instant à la canzone, elle évoque la dureté des
conditions de vie sur l'île d'Elbe, il y a un demi-siècle et plus
et de ce difficile et éreintant métier de ceux qui faisaient les
murs à sec ou murs secs, comme on dit en France. Ce mur sec, c'est
celui qui est façonné de pierres encastrées, qui tiennent les unes
sur les autres ; ce genre de murs qui bordent les champs en
terrasse ou qui soutiennent les vignes sur les versants pentus. Ils
ont servi aussi à faire bien d'autres choses, évidemment. Le
principe consiste pour ces murs secs à les mouiller après les avoir
farcis de terre. Autrement dit, le mur sec a besoin d'eau... Il faut
le tremper, tout entier. Pour que s'y glissent mille racines, ce qui
est le secret de leur résistance aux intempéries et à l'usure du
temps.
Si
tu crois que je ne le sais pas... J'en ai fait de ces murs-là... Je
suis un âne quand même et puis, j'en ai vus tellement. Il y en a
partout dans le monde. Mais assurément, c'est du solide. Enfin, car
il faut bien conclure, nous qui ne connaissons plus pareilles
conditions, il nous revient de tisser le linceul de ce vieux monde
encore rongé par l'avidité, l'ambition, l'argent, l'ardeur
guerrière et en bref, borné, brutal et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
À
l'aube, aucun coq ne chantait
Il n'y avait ni caresses ni lait.
Juste un hurlement, un commandement :
Au travail, en avant !
Il n'y avait ni caresses ni lait.
Juste un hurlement, un commandement :
Au travail, en avant !
Debout,
réveille-toi, faut y aller,
La tasse, le pain et le vin.
Sur le chemin escarpé
On ne disait rien.
La tasse, le pain et le vin.
Sur le chemin escarpé
On ne disait rien.
Le
père a les souliers foutus
Le
fils va pieds nus
Le
soleil monte implacable
L'âne
avance imperturbable.
On
croise des autres qui marchent,
Un signe, un salut en silence.
Et puis, on commence à monter,
Au sommet, à peine arrivés.
Un signe, un salut en silence.
Et puis, on commence à monter,
Au sommet, à peine arrivés.
Il
faut encastrer les pierres
Y mettre aussi la terre.
Le mur sec, il faut bien le tremper
Les plantes doivent s'y attacher.
Y mettre aussi la terre.
Le mur sec, il faut bien le tremper
Les plantes doivent s'y attacher.
Les
plantes cimentent le mur
Le mur dur toujours dure.
Les pierres ne sont pas égales,
On les gratte aux autres pierres.
Le mur dur toujours dure.
Les pierres ne sont pas égales,
On les gratte aux autres pierres.
La
terre doit être trempée
Et il y a peu d'eau à boire.
Le soleil est déjà haut, faut manger
En silence, un bout de pain noir.
Et il y a peu d'eau à boire.
Le soleil est déjà haut, faut manger
En silence, un bout de pain noir.
Si
le père se trompe, jurons,
Il se tape la pierre sur la tête.
Si le fils se trompe, jurons,
Il lui tape la pierre sur la tête.
Il se tape la pierre sur la tête.
Si le fils se trompe, jurons,
Il lui tape la pierre sur la tête.
Et
vient le soir et on rentre,
Fatigue, et puis faim, et fatigue
À la maison, les femmes attendent la fin
D'un jour de faim, de fatigue, et de faim.
Fatigue, et puis faim, et fatigue
À la maison, les femmes attendent la fin
D'un jour de faim, de fatigue, et de faim.
Le
sommeil est sans rêve
On
grimpe le chemin
Et on ne dit rien.
Et on ne dit rien.
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