TOUT ÇA EST-IL DÉJÀ À NOUVEAU OUBLIÉ ?
Version française – TOUT ÇA EST-IL DÉJÀ À NOUVEAU OUBLIÉ ? – Marco Valdo M.I. – 2021
Chanson allemande – Ist das alles schon wieder vergessen ? – Lin Jaldati – 1946
Poème
de Walter Dehmel
(1903-1960), poète allemand.
Dans son recueil posthume intitulé “Großstadtperipherie”, publié en 1963.
Musique de Siegfried Matthus (1934-), compositeur allemand
Interprété par Lin Jaldati, pseudonyme de Rebekka Rebling-Brilleslijper, dite Lientje (1912-1988), chanteuse néerlandaise naturalisée allemande, dans son album de 1966 intitulé simplement « Lin Jaldati singt ».
Lin Jaldati est née à Amsterdam en 1912 dans une famille juive. Pendant la deuxième guerre, elle et sa sœur Janny œuvrèrent dans la Résistance et cachèrent des Juifs. Durant l’été 1944, elles ont été arrêtées et déportées d’abord au camp de transit de Westerbork, puis à Auschwitz-Birkenau et enfin à Bergen-Belsen. Elles y ont rencontré Anne Frank et sa sœur Margot et ont été parmi les dernières personnes à les voir vues en vie. Sur Wikipedia – d’où je tire cette courte biographie de Jaldati – il est dit que c’est elle qui a enterré les sœurs Frank…
Après la guerre, Lin Jaldati est devenue une interprète de chansons yiddish et a vécu à Berlin-Est jusqu’à sa mort en 1988.
Bernart Bartleby
Et quels cercles les ont financés
George Grosz - circa 1930
Dialogue maïeutique
Tout ça est-il déjà à nouveau oublié ?, dit Lucien l’âne. Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? En voilà un titre. Qu’est-ce qu’on a encore une fois oublié ? Le monde est rempli de gens distraits, quand même ! À moins, évidemment, que ce soit de la distraction, mais une distraction qui serait comme le résultat d’un oubli volontaire ignoré, une omission distraite pour ne plus y penser, pour ne plus y revenir, mais aussi pour ne plus devoir en rendre compte, une sorte de nettoyage de façade ; ce qu’on appelle aussi parfois un refoulement, comme quand lors d’une nausée remontante, on ravale. Cet à nouveau m’intrigue assez aussi. J’aimerais bien que tu éclaircisses ce point avant d’aller plus loin.
Oh ben, Lucien l’âne mon ami, cet à nouveau tient à l’histoire, on verra à laquelle, mais la catastrophe s’était déjà produite une fois et elle avait été engloutie dans un oubli féroce. Quant à éclaircir le reste, c’était mon intention. Lors donc, le ça, pour rester dans le même registre que toi, est ce refoulé auquel tu fais allusion. Reste à préciser le contenu et à le situer. Commençons par la fin : pour la chanson, c’est simple, le lieu, c’est l’Allemagne d’après-guerre, d’après la deuxième guerre mondiale ; celle d’après 1945. Pour nous, à présent, ce ça a un champ plus vaste ; il est le lot de tous ceux qui ont quelque chose à se reprocher ; j’entends ici quelque chose de grave et d’énormément pesant à l’échelle sociétale. Par rapport à cette guerre à laquelle se réfère la chanson, mais par extension, à toutes les autres, à la fois civiles et militaires. Ceux qui le pratiquent croient faire œuvre de salubrité, en quoi ils se trompent. Donc, il s’agit du ça de tous ceux qui ont trempé leurs mains dans le cambouis nazi ou apparenté et qui s’efforcent de faire belle figure et de se refaire une réputation – immaculée. C’est évidemment impossible et finalement toujours, malsain, car dans le placard de leur histoire, les souvenirs pourrissent et l’odeur en est doucement délétère. Elle passe par tous les trous, elle se glisse par tous les interstices.
Ah, dit Lucien l’âne, je commence à comprendre ce dont il s’agit, mais poursuis.
En fait, reprend Marco Valdo M.I., comme la chanson est allemande et s’adresse aux Allemands – du moins à une partie d’entre eux, les oublieux, elle rappelle la longue déchéance qui a mené des populations censément civilisées à la plus industrielle des barbaries. Je le dis ainsi, car, à mon sens, il s’agit de ne pas sous-estimer cette dimension industrielle de l’aventure nazie ; elle inventait – c’était , bien sûr, dans l’air du temps – la société réduite à l’État considéré comme industrie.
Oui, dit Lucien l’âne, l’industrie est un moteur puissant et quand il s’emballe, il peut mener très loin et provoquer de terribles développements.
C’est à peu près ce qui s’est passé, dit Marco Valdo M.I. Ainsi, après s’être remise en route, dans la prolongation de ce mouvement, par une sorte d’auto-conviction et d’auto-alimentation de sa croissance (et de celle de ses bénéfices et de ses ambitions), l’industrie phagocytant ou infectant du virus industriel toute la société s’est lancée dans une course au développement – il fallait nourrir la bête. C’est là que l’hybris s’est emparé d’elle. Ce fut une démarche forcément totalitaire et qui conséquemment, écrasa tout ce qui se trouvait sur son passage, qui pouvait entraver sa course, qui pouvait nuire à sa réalisation. Toute civilité, toute moralité étaient à bannir et elle les bannit d’un ban méticuleux. Il y avait dans cette aventure un parfum d’auto-combustion qui la menait à sa perte. Le Reich de Mille Ans capota dans un tournant.
Marco Valdo M.I. mon ami, arrête là. Je vois fort bien de quoi il retourne ; c’est un épisode tellement typique de la Guerre de Cent Mille Ans que les riches, les puissants, les ambitieux font aux pauvres afin d’assurer leur domination, leurs privilèges, leurs profits.
En effet, typique, Lucien l’âne mon ami, et même, caricatural, même si ce n’est pas le seul. On peut en découvrir d’autres de ces monstres à l’œuvre de nos jours, qui n’optent pas nécessairement pour la même couleur, ni pour le même type de tenue, ni pour la même doxa, certains invoquent un dieu, certains proclament une foi, mais tous sont aussi porteurs de nuages lourds que leurs prédécesseurs que dénonce la chanson. Et pour aggraver encore l’affaire, il y en a partout dans le monde.
Partout dans le monde, dit Lucien l’âne, et comme beaucoup font fond sur une identité nationale, il me plaît d’indiquer que le nationalisme, qui par parenthèse, peut être religieux autant que territorial, n’est – en fait – pas vraiment un produit national, ni une émanation propre à une nation – fût-elle religieuse, mais bien un procédé d’usage global, interchangeable ; le nationalisme est un comportement terriblement mondial, il n’institue aucune originalité, il est seulement la preuve de l’existence des bornes. Mais suffit, tissons le linceul de ce vieux monde national, reclus, renfermé, fermé, concurrentiel, compétitif et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Comme ils ont abattu sauvagement
Ceux qui pensaient différemment ;
Comme ils ont formé les associations brunes
Et quels cercles les ont financés ;
Comme ils s’exhibèrent avec médailles et insignes :
Tout ça est-il déjà à nouveau oublié ?
Tout
ça est-il déjà à nouveau oublié ?
Comme à mort, ils ont chassé
Les Juifs et de sang, trempé la terre ;
Comme ils ont délibérément attisé la guerre.
Et sur le champ de bataille, conduit la jeunesse
À opprimer les autres peuples :
Tout ça est-il déjà à nouveau oublié ?
Tout ça est-il déjà à nouveau oublié ?
Comme ils n’ont écouté aucun cri
De détresse et détruit leur propre pays ?
Comme après ces millions de morts, ils appelèrent
Les femmes et les enfants à se battre ;
Comme pendant ce temps, ils se planquèrent :
Tout ça est-il déjà à nouveau oublié ?
Tout ça est-il déjà à nouveau oublié ?
Comme quand tout s’est effondré,
Ils se sont évanouis, sans honneur, lâchement,
Comme à nouveau, ils se pavanent maintenant
Et d’une voix forte, parlent ouvertement,
De leur innocence, cyniques et arrogants :
Tout ça est-il déjà à nouveau oublié ?
Tout ça est-il vraiment déjà à nouveau oublié ?
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