MONOLOGUE DE L’AVEUGLE
Version française – MONOLOGUE DE L’AVEUGLE – Marco Valdo M.I. – 2020
Chanson allemande – Monolog des Blinden – Erich Kästner – 1929
Der Blinder - L'AVEUGLE Anita Rée - 1925 ca |
Dialogue Maïeutique
Décidément, dit Lucien l’âne, il me semble que tu es un peu toqué d’Erich Kästner ; j’ai comme l’impression que tu as déjà fait quelques versions françaises de ses « Gedichte », de ses poèmes, de ses chansons et par ailleurs, je sais que tu as lu ses romans, qui – si je ne me trompe – sont pour la plupart des romans pour enfants.
En effet, Lucien l’âne mon ami, comme beaucoup de gens, j’ai d’abord connu Erich Kästner comme un auteur de romans pour enfants qui sont fort surprenants et dénotent dans le genre par la confiance qu’ils ont en l’intelligence des enfants. En fait, pour tout dire, Erich Kästner voulait parler à l’enfant qui est en chacun, à l’intelligence de l’enfant qui est en chacun, quand intelligence, il y a – vus les événements de son temps et ceux qui se préparaient à ce moment (en Allemagne, vers 1930), il y avait de quoi douter de l’intelligence et même de l’enfance. Plus tard, j’ai découvert qu’il était aussi l’auteur d’un des romans-clés de la République de Weimar, qui est également un des grands romans de la littérature allemande, un chant de Cassandre annonciateur de la venue du Seigneur du Grand Reich de Mille Ans (qui n’en a duré que douze) et de la plongée abyssale de l’Allemagne dans la barbarie, comme l’indiquait le titre originel de son livre : « Der Gang vor die Hunde », qu’on pourrait dire en français : « La course devant les chiens ». Ce roman avait été, je te l’accorde, publié sous un autre titre, imposé par les éditeurs, en 1931.
Ah, je comprends, dit Lucien l’âne. N’était-ce pas « Fabian. Die Geschichte eines Moralisten » – « Fabian. L’Histoire d’un Moraliste » ?
Exactement, dit Marco Valdo M.I., mais il a été récemment republié en langue française sous le titre explicite de « Vers l’Abîme ». Encore que « Fabian, le Moraliste », c’était fort bien et était tout aussi nécessaire comme pendant à « Jacques le Fataliste ». Il faut dire que le roman de Fabian et son auteur avaient été tant vilipendés par les nazis et leurs fans, qui l’avaient condamné au bûcher (le roman), que longtemps, il fut oublié et confiné dans une sorte de purgatoire ; sans doute éclairait-il trop certain passé. Si on y ajoute, qu’en ce temps-là, Erich Kästner était journaliste à Berlin et qu’il ne laissait pas sa plume dessécher dans sa poche, comme – par exemple, son contemporain Kurt Tucholsky, on comprend qu’il y a vraiment intérêt à regarder de près ses poèmes de l’époque – ceux d’après aussi, d’ailleurs.
Oui, certes, dit Lucien l’âne, mais tout ça ne me dit toujours rien à propos de la chanson. Je ne connais même pas son titre.
Oh, dit Marco Valdo M.I., si tu connaissais son titre, tu saurais déjà énormément de choses à son sujet. Elle s’intitule : Monolog des Blinden – « Monologue de l’Aveugle » et date en 1929. La chose a son importance, doublement. D’une part, car cet aveugle méditant a perdu ses yeux emportés par un éclat d’obus en 1917, quelque part sur un des multiples fronts – la chanson ne dit pas lequel ; probablement, face aux Anglais du côté de Cambrai dans le Nord de la France ; c’est la grande offensive de ce mois-là. Donc, c’est un de ces innombrables mutilés de guerre qui hantent les trottoirs de Berlin. D’autre part, Erich Kästner a écrit deux ans plus tard un autre poème, intitulé « Der Blinde » (L’Aveugle), où il approfondira la réflexion ; je te le ferai voir prochainement. Pour le reste, il vaut mieux lire la chanson.
Oui, dit Lucien l’âne, c’est ce que je vais faire. Alors, tissons le linceul de ce vieux monde aveugle, mutilé, blessé, malade, miséreux et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Tous passent, passent,
Passent et ne me voient pas,
Je suis aveugle, aucun ne s’arrête.
Et je suis debout depuis trois.
Maintenant, il commence à doucher !
Quand il pleut, l’homme est mauvais.
Un qui ensuite me recroise fait
En sorte de ne pas me rencontrer.
En ville le jour, sans yeux, sans rien,
Autour de moi, ça gronde comme au bord de la laisse.
Le soir, je cours la cité derrière un chien
Qui me tient et me tire en laisse.
Mes yeux ont commémoré en août
Le douzième anniversaire de leur mort.
Pourquoi l’éclat n’a-t-il pas touché mon cou
Et mon cœur qui ne peut plus aimer depuis lors ?
Personne n’achète de cartes postales
Peintes à la main, je n’ai pas de chance.
Un groschen, pièce par pièce !
Quand j’ai payé sept pfennigs moi-même.
Avant comme eux, je voyais
Tout : soleil, fleurs, ville et femmes.
Et à quoi ressemblait ma mère,
Que je n’oublierai jamais.
La guerre rend aveugle,
Je peux le voir dans ma chair.
Et il pleut. Et le vent souffle.
N’y a-t-il pas ici une autre mère
Qui pense à son propre enfant ?
Et un enfant,
À qui la mère donnera
Quelque chose pour moi ?
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