Musée du communisme à Prague |
Dialogue Maïeutique
Voici, Lucien l’âne mon ami, une chanson tchèque, c’est une chose à prendre en considération, car ce qui s’est passé dans le passé et ce qui se passe aujourd’hui, dans ce qui fut un temps la Tchécoslovaquie, est (dans nos régions et plus encore pour ce qui est de la chanson) mal connu, si ce n’est carrément inconnu. Tout comme est, à mon sens, méconnu le penchant tchèque pour un humour ravageur (c’est le pays du soldat Chveik , à la gloire duquel j’ai écrit La chanson de Chveik le soldat) et pour une vision doucement ironique du monde et de la vie ; humour et ironie qui transparaissent aussi dans cette chanson et que je te laisse le soin de découvrir.
Je vais m’y efforcer, Marco Valdo M.I. mon ami, car j’aime ça.
Une histoire méconnue, reprend Marco Valdo M.I. ; en un siècle, depuis l’effondrement de l’Empire austro-hongrois, elle a été secouée, envahie, martyrisée cette pauvre Tchécoslovaquie.
L’Empire austro-hongrois, demande Lucien l’âne, n’était-ce pas celui où l’Arlequin amoureux, paysan tchèque, conscrit engagé involontaire contraint à se battre, avait déserté de l’armée autrichienne à Marengo en 1800 ? Je me demande d’ailleurs si l’histoire tragi-comique de l’Arlequin amoureux n’est pas une sorte de paraphrase de l’histoire tchèque.
C’est bien cet Empire, dit Marco Valdo M.I., et il est fort probable que ta supputation concernant le caractère parabolique de l’Arlequin amoureux soit exacte. Pour en revenir à la Tchécoslovaquie, elle s’est finalement dissoute, après un très court intermède de deux ans, pour donner naissance à deux pays distincts. Cependant, quand la chanson a été écrite, elle existait encore.
Donc, si je me souviens bien, dit Lucien l’âne, c’est après la Grande Guerre, celle de 1914-18, que ce petit pays est né sur les débris de l’Empire des Habsbourg. C’était au départ une démocratie parlementaire. On la dépeça en 1938 à Munich pour satisfaire les revendications des nazis, avant qu’ils ne l’envahissent en même temps que presque toute l’Europe quelques années plus tard.
Oui, dit Marco Valdo M.I., jusque-là, c’est globalement exact. Par la suite, après l’effondrement de l’Empire nazi, la Tchécoslovaquie se réunifie et après trois années troublées, en 1948, elle sombre sous une dictature communiste ou si on veut sous une démocratie populaire.
C’est conceptuellement flou, souligne Lucien l’âne en riant.
Ensuite, reprend Marco Valdo M.I., il faudra attendre vingt ans pour qu’en 1968 souffle un léger vent de libéralisation. Une libéralisation du régime que les chars soviétiques des pays amis écraseront. C’est là que se situe l’histoire du rabbin.
Oh, dit Lucien l’âne, celle-là, je pense que je la connais et comme elle me fait rire, redis-la moi.
Eh bien voilà, se lance Marco Valdo M.I., en ce mois d’août 1968, dans une ville de Tchécoslovaquie, se réunit le Comité local du Parti (communiste tchécoslovaque), car des événements graves viennent de se passer dans le pays. Les chars des pays amis ont envahi le pays pour le sauver de lui-même. Le Comité local du Parti, qui dirige aussi la ville, s’inquiète et s’interroge à propos de ces étranges touristes. Un peu perdu, il envoie chercher le rabbin de la ville, pensant que celui-ci bénéficiait de lumières particulières. La milice amène le rabbin devant le Comité local du Parti et le rabbin, effrayé, demande ce qu’on lui veut. Le Secrétaire local du Parti le rassure immédiatement et lui demande :
— Rabbin, n’aie pas peur, nous ne te voulons aucun mal. Bien au contraire, on a besoin de tes lumières particulières, car nous on n’y comprend rien. Par rapport à la situation, on voudrait savoir ceci : « Quand et comment nos amis touristes en chars d’assaut vont quitter le pays ? »
Le rabbin réfléchit et dit :
— Il y a deux solutions : une normale et une miraculeuse.
— Ah, dit le Secrétaire du Parti, dis-nous la solution normale.
— Bien, dit le rabbin, si vous y tenez. Il y aura un million d’anges qui vont descendre du ciel et les reconduire chez eux.
— Oh, dit le Secrétaire du Parti, alors, dis-nous la miraculeuse.
— Ah, dit le rabbin, c’est tout simple, c’est qu’ils s’en aillent d’eux-mêmes.
Merci beaucoup, dit Lucien l’âne. Mais que s’est-il passé ensuite ?
Curieusement, dit Marco Valdo M.I., d’une certaine manière le rabbin avait raison. Il n’y a pas eu besoin des anges. L’Empire a disparu de lui-même et les chars sont rentrés chez eux. Pour l’effondrement de l’Empire soviétique, il aura fallu attendre encore vingt ans – jusqu’en 1989, pour que la Tchécoslovaquie retrouve réellement son indépendance. C’est de ce moment que date la chanson, quand les Tchèques – et sans doute aussi, les habitants des autres pays dits de l’Est – ont pu ouvertement parler des bienfaits de la période sous domination soviétique. C’est précisément ce que fait cette chanson, tout comme elle rappelle aussi l’éphémère « Printemps de Pékin » de cette année-là, écrasé lui aussi – selon la tradition, par l’armée, guidée par le parti Communiste.
« Katyn, Gdańsk, Prague, Berlin,
Budapest, Tbilissi, Bakou, Pékin,
Chaque nom est un cauchemar
Et la pluie lave le sang des trottoirs. »
et
« Les tirs distants
Sur la Place de la Paix Céleste
Tuent les illusions qui nous restent,
L’espoir, la solidarité, le sentiment. »
Oh, dit Lucien l’âne, finalement, il y a toujours un nouveau printemps ; les saisons n’ont pas de frontières. Quand même, c’est une grande vérité commune à l’humanité , toutes tendances confondues, qui conclut la chanson :
« Qui sur la route du pouvoir, assassina,
Encore et encore assassinera,
Encore et encore assassinera. »
Quant à nous tissons le linceul de ce vieux monde gourd, engourdi, lourd, manieur de gourdin, stupide, avide, hargneux et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Tirs distants
Dans leurs propres rangs,
L’arrogance suit l’arrogance.
L’arrogance précède la déchéance.
Katyn, Gdańsk, Prague, Berlin,
Budapest, Tbilissi, Bakou, Pékin,
Chaque nom est un cauchemar
Et la pluie lave le sang des trottoirs.
Qui sur la route du pouvoir, assassine,
Encore et encore assassine.
Après des années, il se révèle
Que c’étaient des erreurs individuelles,
Déviationnismes de droite, de gauche,
Payés par des milliers de victimes.
Des millions d’innocents sans nom,
Sortis des tombes et dans les rues errant,
Accusant sous leurs fenêtres les vivants,
À jamais sur nos terres divagueront.
Qui sur la route du pouvoir, assassine,
Encore et encore assassine.
Changent les lieux d’affrontement ;
Les tirs des soldats sont toujours justes,
Ils tirent sur leurs enfants
Et se disent – comment ? – communistes.
Je parle évidemment pour moi,
Un peu pour vous aussi, je crois.
Si nous avons peur de parler à basse voix,
Gardons le silence à haute voix.
Les tirs distants
Sur la Place de la Paix Céleste
Tuent les illusions qui nous restent,
L’espoir, la solidarité, le sentiment.
En ville, les mains des meurtriers,
Comme à de petits enfants abandonnés,
Aux soldats, vainqueurs d’une si glorieuse bataille,
Distribuent cyniquement des médailles.
La violence se traîne dans les rues
Du matin au soir, elle se perd.
Le monde ne sera plus
Jamais le même qu’hier.
Les statistiques ont d’étranges dénis,
Les ordres au nom du peuple uni
Viennent d’un communiste, pas d’un ennemi.
Qui sur la route du pouvoir, assassina,
Encore et encore assassinera,
Encore et encore assassinera.
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