Je
serai toujours moi
Lettre
de prison 38
15
juillet 1935
Ne
vous en faites pas !
Je
serai toujours moi.
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Dialogue
Maïeutique
Lucien
l’âne mon ami, je te rappelle qu’à la différence des ânes qui
se promènent toujours à poils, les humains, gens fragiles, se
vêtent et se chaussent ; ils se lavent aussi. Du moins, la
plupart d’entre eux et la plupart du temps. Mais, évidemment, il y
a des exceptions. Il leur faut donc – à la plupart – tout un
équipement adapté.
Oui,
je sais tout cela, dit Lucien l’âne, mais encore ?
Rien,
répond Marco Valdo M.I., si ce n’est que c’est le début de la
chanson. J’admets que c’est assez banal, mais la vie est faite
pour sa plus grande part de choses fort banales – et la vie du
prisonnier, plus encore. De plus, comme notre bon Dr. Levi ne sait
toujours pas où il va être confiné, il lui faut bien dire quelque
chose dans sa lettre, il lui faut parler d’autre chose. Sinon, que
dire dans une lettre, que faire dire à la feuille blanche ? Et
c’est ainsi qu’on sort de la banalité des propos quand Carlo
Levi, qui était médecin, qui s’était voulu peinte et l’était
assurément, par un détour inattendu révèle ses débuts
d’écrivain. Pour un peu, je dirais qu’on assiste à la naissance
de l’écrivain au travers de son travail suspendu de peintre ;
dès lors, il n’y a rien d’étonnant à ce que Carlo Levi écrira
avec des images et des couleurs à la manière d’un peintre ;
littéralement, il voit le monde. Il dit dans sa lettre :
« La
peinture… fait de paroles des couleurs en écrivant des sons. »
Quel
mélange des sens ! En somme, dit Lucien l’âne, pour Levi,
l’écriture, c’est faire de la peinture avec des mots des sons et
créer un univers visuel avec des sons transcrits en code. J’ai
comme l’idée que pour lui, les mots sont des couleurs.
Exactement,
dit Marco Valdo M.I. ; et c’est une fameuse découverte pour
le peintre privé de peinture. ; toute une aventure, mais
différente pourtant :
« Écrire
est une autre aventure
Que
la peinture. »
Il ne
pensait pas si bien dire, ajoute Lucien l’âne, car son aventure en
littérature, son voyage en écriture, qui commence avec son « Christ
s’est arrêté à Eboli » – le Christ, mais pas Carlo Levi
– fera presque oublier le peintre et ces centaines de toiles.
On
voit là, poursuit Marco Valdo M.I., soudain surgir d’un néant qui
lui est imposé, le Carlo Levi qui sera écrivain, journaliste et à
sa manière, ethnographe, anthropologue, sociologue – une tout
autre manière de peindre. Mais, certainement, il était conscient de
ce qui se passait, quand il dit :
« Je
ne suis pas expert en écriture.
J’écris
comme je peins :
Un
jour un mot, un autre le lendemain.
Si ça
dure,
Je
ferai un livre, c’est sûr. »
Et,
il avait tout autant conscience de sa propre cohérence,
indestructible, de sa personnalité, de son individualité :
« Ne
vous en faites pas !
Dans
le pire des cas,
Où
que ce soit
Qu’on
m’enverra,
Je
serai toujours moi. »
Oh,
dit Lucien l’âne, on le disait « solaire » et comme on
peut tous s’en persuader sans peine, on ne peut enfermer le soleil.
C’est,
Lucien l’âne mon ami, une bonne façon de comprendre ce titre « Je
serai toujours moi », dont j’invite chacun à faire sa
devise. C’est le sens de l’homme libre face à l’enrégimentement
tant prisé par le régime, par tous les régimes.
C’est
le sens de la dignité qui le mènera à résister, résister encore
durant tout le temps où fleurit le fascisme. Victor Hugo disait la
même chose :
« J’accepte
l’âpre exil, n’eût-il ni fin ni terme,
Sans chercher à savoir et sans considérer
Sans chercher à savoir et sans considérer
...
S’il en demeure dix, je serai le dixième ;
Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là ! »
S’il en demeure dix, je serai le dixième ;
Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là ! »
(Jersey,
2 décembre 1852)
Et
nous, conclut Lucien l’âne, moins solaires, fort banals, mais
obstinés quand même, nous tissons le linceul de ce vieux monde
enrégimenté, obéissant, majoritaire et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Outre
le maillot, une tenue de toile,
Des
shorts blancs, des chaussures de toile,
Des
objets de toilette, ma blouse de peintre,
Le
minimum indispensable
Qui
ne prenne pas de place.
Il
ne faut pas vous inquiéter,
Quand
je saurai la décision
Pour
la relégation,
Je
vous télégraphierai.
Ainsi,
vous saurez.
En
attendant, je rédige
Mon
livre sur la peinture
Et
même, sur d’autres choses.
Écrire
est une autre aventure
Que
la peinture.
Miracle
de mon incarcération,
Avec
du papier et un crayon,
La
peinture interdite
Fait
de paroles manuscrites
Des
couleurs en écrivant les sons.
Je
ne suis pas expert en écriture.
J’écris
comme je peins :
Un
jour un mot, un autre le lendemain.
Si
ça dure,
Je
ferai un livre, c’est sûr.
Ne
vous en faites pas !
Dans
le pire des cas,
Où
que ce soit
Qu’on
m’enverra,
Je
serai toujours moi.
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