lundi 13 mai 2019

Le Voyage en Cage


Le Voyage en Cage


Lettre de prison 27
7 juin 1935






Dialogue Maïeutique

Le Voyage en Cage ?, demande Lucien l’âne. Carlo Levi a été libéré ? Ou va-t-il l’être ? Mais alors pourquoi en cage ? Je ne comprends pas.

Je comprends, Lucien l’âne mon ami, que tu ne comprennes pas ce titre. D’abord, comme tu le subodores en quelque sorte en supposant que Carlo Levi a été libéré, cr pour voyager, c’est l’évidence, il faut sortir de la prison. On ne peut voyager en cellule. Sauf évidemment à supposer que le mot « cage » désigne la cellule, dans ce cas on retrouverait ce que Levi a expérimenté jusque là : le voyage en cellule, comme Xavier de Maistre avait expérimenté le voyage autour de sa chambre – c’était bien avant, même si c’était aussi à Turin. Mais ce n’est pas de ça qu’il s’agit.

Mais alors, s’étonne Lucien l’âne, de quoi s’agit-il ?

D’un vrai voyage dans une vraie cage, voilà tout, répond Marco Valdo M.I. ; en fait, nous sommes à un moment clé de l’histoire. Alors que tout laissait penser à Carlo Levi qu’il allait être libéré et que ses interlocuteurs judiciaires le lui avaient affirmé, au moment où après deux ans de surveillance et d’enquêtes, les magistrats turinois s’apprêtent à le relâcher, soudainement, on le transfère de la prison des Nuove à Turin où il séjournait depuis des semaines vers la prison de Regina Cœli à Rome. Derrière cette manœuvre inattendue, il y a clairement eu une intervention venue d’en haut et tout spécialement des services du Tribunal Spécial qui se saisit du dossier de Carlo Levi, qui est donc bien considéré comme un ennemi de l’État (fasciste) et un opposant politique dangereux.

Alors quoi, dit Lucien l’âne, c’est un enlèvement ?

Oui, on peut qualifier l’affaire ainsi, répond Marco Valdo M.I. C’est même un rapt et les conditions du transfert sont assez rocambolesques. Des agents venus de Rome viennent le chercher, l’emmènent à la gare et l’enferment dans une cage placée dans le fourgon à bagages. Le voyage Turin-Rome dure 17 heures et à l’arrivée, Le Dr. Levi est poussé dans une auto aux vitres occultées et conduit à toute allure à l’historique prison romaine de Regina Cœli que le régime fasciste avait réservée aux prisonniers politiques. À son arrivée sans plus attendre, on le replace illico dans une cellule isolée au fond du couloir. La suite au prochain numéro.

Il n’y a pas à dire, cette fois, il y a de l’action, commente Lucien l’âne. On se croirait au cinéma.

Avant de te laisser conclure, Lucien l’âne mon ami, il me revient à la mémoire le titre d’une chanson que j’avais écrite, il y a des années et qui s’intitulait « La Moisissure de Regina Cœli », dans laquelle, bien des années après – vers 1970, Carlo Levi sur son lit d’hôpital se disait :

« Cette moisissure sur le mur gris
Est-elle celle de Regina
Cœli ? »

En attendant avec impatience le prochain numéro, dit Lucien l’âne, tissons le linceul de ce vieux monde fasciste, pénitentiaire, répressif, régressif et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Hier, Le Nuove à Turin ;
Aujourd’hui, Regina Cœli à Rome :
Hôtels judiciaires du régime.
D’un à l’autre, en train,
Charmant tourisme.

Regina Cœli express, en colis.
Rapallo, La Spezia, Pisa,
Civitavecchia, Roma.
Visite magique du pays,
Une mise en scène, un cinéma.

Ma libération était certaine,
Sûre dans la quinzaine,
Sous quelques jours, dans la semaine
Et me voici, ici,
En visite forcée à Regina Cœli.

Un enlèvement impromptu.
Leurs enquêtes négatives
Avaient pourtant conclu
À ma libération définitive
Sous réserve des mesures administratives.

Quel cirque, un vrai roman noir !
Un rapt à la prison,
Dix-sept heures de malle-armoire,
Deux mètres-cubes de cage,
La gare, le voyage, de l’action.

Rome, la lumière vibre.
Sur la berge dorée du Tibre,
Une belle auto noire
Glisse le long d’un boulevard
Et je finis au fond du couloir.

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