Le
Voyage en Cage
Lettre
de prison 27
7
juin 1935
Dialogue
Maïeutique
Le
Voyage en Cage ?, demande Lucien l’âne. Carlo Levi a été
libéré ? Ou va-t-il l’être ? Mais alors pourquoi en
cage ? Je ne comprends pas.
Je
comprends, Lucien l’âne mon ami, que tu ne comprennes pas ce
titre. D’abord, comme tu le subodores en quelque sorte en supposant
que Carlo Levi a été libéré, cr pour voyager, c’est l’évidence,
il faut sortir de la prison. On ne peut voyager en cellule. Sauf
évidemment à supposer que le mot « cage » désigne la
cellule, dans ce cas on retrouverait ce que Levi a expérimenté
jusque là : le voyage en cellule, comme Xavier de Maistre avait
expérimenté le voyage autour de sa chambre – c’était bien
avant, même si c’était aussi à Turin. Mais ce n’est pas de ça
qu’il s’agit.
Mais
alors, s’étonne Lucien l’âne, de quoi s’agit-il ?
D’un
vrai voyage dans une vraie cage, voilà tout, répond Marco Valdo
M.I. ; en fait, nous sommes à un moment clé de l’histoire.
Alors que tout laissait penser à Carlo Levi qu’il allait être
libéré et que ses interlocuteurs judiciaires le lui avaient
affirmé, au moment où après deux ans de surveillance et
d’enquêtes, les magistrats turinois s’apprêtent à le relâcher,
soudainement, on le transfère de la prison des Nuove à Turin où il
séjournait depuis des semaines vers la prison de Regina Cœli à
Rome. Derrière cette manœuvre inattendue, il y a clairement eu une
intervention venue d’en haut et tout spécialement des services du
Tribunal Spécial qui se saisit du dossier de Carlo Levi, qui est
donc bien considéré comme un ennemi de l’État (fasciste) et un
opposant politique dangereux.
Alors
quoi, dit Lucien l’âne, c’est un enlèvement ?
Oui,
on peut qualifier l’affaire ainsi, répond Marco Valdo M.I. C’est
même un rapt et les conditions du transfert sont assez
rocambolesques. Des agents venus de Rome viennent le chercher,
l’emmènent à la gare et l’enferment dans une cage placée dans
le fourgon à bagages. Le voyage Turin-Rome dure 17 heures et à
l’arrivée, Le Dr. Levi est poussé dans une auto aux vitres
occultées et conduit à toute allure à l’historique prison
romaine de Regina Cœli que le régime fasciste avait réservée aux
prisonniers politiques. À son arrivée sans plus attendre, on le
replace illico dans une cellule isolée au fond du couloir. La suite
au prochain numéro.
Il
n’y a pas à dire, cette fois, il y a de l’action, commente
Lucien l’âne. On se croirait au cinéma.
Avant
de te laisser conclure, Lucien l’âne mon ami, il me revient à la
mémoire le titre d’une chanson que j’avais écrite, il y a des
années et qui s’intitulait « La
Moisissure de Regina
Cœli »,
dans laquelle, bien des années
après – vers 1970, Carlo Levi
sur son lit d’hôpital se
disait :
« Cette
moisissure sur le mur gris
Est-elle celle de Regina Cœli ? »
Est-elle celle de Regina Cœli ? »
En
attendant avec impatience
le prochain numéro, dit Lucien l’âne, tissons le linceul de ce
vieux monde fasciste, pénitentiaire, répressif, régressif et
cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco
Valdo M.I. et Lucien Lane
Hier,
Le Nuove à Turin ;
Aujourd’hui,
Regina Cœli à Rome :
Hôtels
judiciaires du régime.
D’un
à l’autre, en train,
Charmant tourisme.
Charmant tourisme.
Regina
Cœli express, en colis.
Rapallo,
La Spezia, Pisa,
Civitavecchia,
Roma.
Visite
magique du pays,
Une
mise en scène, un cinéma.
Ma
libération était certaine,
Sûre
dans la quinzaine,
Sous
quelques jours, dans la semaine
Et
me voici, ici,
En
visite forcée à Regina Cœli.
Un
enlèvement impromptu.
Leurs enquêtes négatives
Leurs enquêtes négatives
Avaient
pourtant conclu
À
ma libération définitive
Sous
réserve des mesures administratives.
Quel
cirque, un vrai roman noir !
Un
rapt à la prison,
Dix-sept
heures de malle-armoire,
Deux
mètres-cubes de cage,
La
gare, le voyage, de l’action.
Rome,
la lumière vibre.
Sur
la berge dorée du Tibre,
Une
belle auto noire
Glisse
le long d’un boulevard
Et
je finis au fond du couloir.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire