jeudi 31 mai 2018

Les Traîtres

Les Traîtres


Chanson française – Les Traîtres– Marco Valdo M.I. – 2018
Ulenspiegel le Gueux – 52

Opéra-récit en multiples épisodes, tiré du roman de Charles De Coster : La Légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au Pays de Flandres et ailleurs (1867).
(Ulenspiegel – III, VII – XII)






Comme ordinairement dans toutes les guerres, dans toutes les affaires humaines où devrait s’instaurer fermement la fidélité, il y a des manquements qui se produisent, il y a notamment des trahisons et forcément, des traîtres ; il ne pouvait manquer de s’en trouver ici, dit Marco Valdo M.I. désabusément.

Mais, Marco Valdo M.I. mon ami, on en a déjà rencontré.

Certes, Lucien l’âne mon ami, il y a eu le cas d’Egmont et Hornes, qui ont refusé de se joindre au Taiseux pour mener la lutte contre l’envahisseur espagnol et comme tu sais, mal leur en a pris. Ils avaient renié leur serment de Gueux et ont gagné la décapitation. Cependant, je pense que c’étaient là des traîtres, comme qui dirait, francs et honnêtes. C’étaient des traîtres avoués, des traîtres par abandon. Il y avait trahison, mais n’y avait pas tromperie, ni méchante ruse. Et puis, comme on l’a vu, ils ont été eux-mêmes trahis et ça leur a coûté la vie. D’ailleurs, par la suite, ils ont été considérés par certains comme des héros et sont encore célébrés comme tels par d’autres du fait, précisément, de leur exécution capitale par l’Espagnol.

En fait, dit Lucien l’âne, ils sont devenus des héros en mourant. C’est la position du martyr. Mais avec tout ça, tu n’as encore rien dit des traîtres de la chanson, ni ce qu’il en advint.

Ah, Lucien l’âne mon ami, je pourrais te renvoyer à la chanson elle-même et te dire que tous les détails s’y trouvent ; ce qui ne serait que la stricte vérité .Pourtant, je ne ferai pas ainsi.
Donc, l’armée d’Orange est au camp non loin de Liège et se prépare à investir la ville. Till, qui est à présent arquebusier, profite de sa soirée pour aller conter sa légende personnelle à une demoiselle. Au milieu de la nuit, il entend des cris de corbeau – un animal diurne qui à cette heure-là dort profondément la tête sous l’aile. Ces cris mystérieux et insolites mettent la puce à l’oreille de Till. Le voilà en alerte, il saute bas du lit, abandonne la dulcinée et se glisse dans le brouillard à la suite des volatiles chanteurs. Il écoute leurs propos et découvre les traîtres qui ont pour mission de démoraliser les Gueux et d’éliminer le Taiseux. Till les abat en deux coups d’arquebuse. Pour conclure, une dernière remarque : ces deux traîtres, si on les compare à Egmont et Hornes, sont de vrais traîtres, des traîtres qui agissent par tromperie, ruse et menterie.

Quelle aventure, dit Lucien l’âne, j’ai hâte de voir ça. Pour le reste, reprenons notre tâche et tissons le linceul de ce vieux monde rusé, sournois, traître, menteur, secret et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane


L’armée et le Prince d’Orange,
À l’arrêt en Basse-Meuse
Campent quelque part du côté de Bassenge
Et attendent leur heure en silence.

Till soudard promu arquebusier
S’exerce à tirer dextrement.
Au camp arrivent de nouvelles gens
Venant de Flandre et de Brabant.

Qui viennent, qui vont
Ici et là, partout dans le camp.
Ils disent ceci, ils parlent tant
Que tout s’embrouille, tout se confond.

Le bruit court aussitôt
Le Taiseux trahit le Gueux.
La méfiance englue tout bientôt
Comme un fromage coulant et crêmeux.

Au soir, vers la mi-nuit,
Dans un brouillard à couper au couteau,
Till ouït croasser trois fois le corbeau.
D’un bond, il laisse la fille et le lit.

Prudent, il écoute dans la nuit
Les voix sur le chemin devant lui :
« Bonne besogne de mentir pour le Roi
Et la troupe nous croit. »

« Camp divisé, orange prise
Fera bonne limonade.
Ils se gaussent, ils se grisent
D’une franche rigolade. »

Les deux espions marchent devant lui.
Till arme l’arquebuse et tire,
Une silhouette s’effondre, l’autre fuit.
Till tire encore et abat l’ombre.

Accourent la garde et le prévôt.
Till dit : « Je suis le chasseur, voilà le gibier.
Pour les traîtres, mourir n’est jamais trop tôt. »
On ramasse les porteurs de lettres de l’étranger.

Mené devant le Prince, Till dit :
« J’ai dû tuer ces corbeaux traîtres :
Ces deux nobles sont agents de l’ennemi,
Envoyés secrets d’Albe, leur maître. »

mardi 29 mai 2018

La Harde

La Harde

Chanson française – La Harde – Marco Valdo M.I. – 2018
Ulenspiegel le Gueux – 51

Opéra-récit en multiples épisodes, tiré du roman de Charles De Coster : La Légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au Pays de Flandres et ailleurs (1867).
(Ulenspiegel – III, VII – XII)



« Par la grâce de Till et du poil à gratter », j’aime beaucoup cette entrée en matière, dit Lucien l’âne en rigolant de plus belle. Je vois d’ici la procession se grattant les bras, les jambes, les dos, les bas du dos, les coyons et même, Pompilius, le malheureux bienheureux, le pauvre Saint Martin de chair et d’os, le vénéré intérimaire qui n’en pouvait mais tint bon jusqu’après la fin de la cérémonie publique. Pompilius, le pauvre sonneur de la paroisse, commis d’office au remplacement de la statue détruite par le bedeau, déguisé en saint pour la circonstance, était porté par quatre fort croyants (qui se grattaient à qui mieux mieux, manquant à tout moment de le faire choir) et nous pouvait révéler sa mission secrète sous peine des plus graves sanctions – on lui avait promis la cuisson à l’huile. Il tint bon, mais dès le lendemain, l’affaire, dévoilée par Till, fait scandale et entraîne les fidèles à la colère et les mène tout droit à l’hérésie. Dès lors, étant hérétiques, il ne leur reste qu’à prendre la route de l’exil et à rejoindre les réformés. Mais dis-moi, Marco Valdo M.I., la suite de l’histoire.

Oh, mais Lucien l’âne mon ami, je ne savais pas que tu savais si bien cette aventure de Pompilius, le sonneur d’Ypres. Quant à la suite de l’histoire, elle a un petit côté de méditation antique avec ce souvenir bucolique : « Till, au pied d’un hêtre, reposant », transposant dans la Légende le « Tityre, tu patulae recubans sub tegmine fagi », qui rend Virgile si familier aux élèves des classes de latin ou encore, d’une scène de la forêt de Sherwood, telle que l’imaginait l’Écossais Walter Scott, où Robin regarderait passer les cerfs.

Je vois bien tout ça, dit Lucien l’âne. J’imagine Robin des bois, se reposant au pied d’un hêtre et regardant passer les cerfs du sieur de Nottingham.

Cependant, Lucien l’âne mon ami à l’âme romantique, il est bon de se rappeler ce qu’ensuite, Mélibée dit à Tityre et donc, citons :

« Tityre, tu patulae recubans sub tegmine fagi
Silvestrem tenui musam meditaris avena;
Nos patriae fines et dulcia linquimus arva.
Nos patriam fugimus; tu, Tityre, lentus in umbra
Formosam resonare doces Amaryllida silvas. »

et traduisons ainsi :

« Tityre, toi, couché sous le couvert d’un grand hêtre,
Tu composes un poème sylvestre avec ton pipeau ;
Nous, nous laissons notre patrie et notre douce campagne.
Nous nous fuyons la patrie ; toi, Tityre, peinard à l’ombre,
Tu enseignes aux forêts à célébrer la belle Amaryllis. »

Comme tu le vois, c’est tout à fait approprié à la circonstance, sauf qu’à l’instant, Till ne rêve pas à Nelle et ses pensées sont assez proches de celles de Mélibée. La méditation de Till est toute de guerre composée. Et même le passage de la harde de cerfs et de broquarts lui est prétexte à compatir au sort des gens de son pays.

En somme, dit Lucien l’âne, c’est une complainte et je l’écouterai volontiers, quand on la chantera. En attendant, reprenons notre tâche et tissons le linceul de ce vieux monde crédule, rigolard, méditant, chassant et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Par la grâce de Till et du poil à gratter,
À Ypres, la procession de Saint-Martin
Avait tourné en eau de boudin.
Les gens, devenus hérétiques, s’étaient exilés.

Till médite : « La guerre, toujours la guerre ;
L’Espagnol tue le pauvre peuple,
Pille les villes, viole les femmes et les filles.
La guerre se nourrit de la guerre.

Tout l’argent s’en va
Dans les caisses du Roi,
Notre sang coule à ruisseaux,
En rivières, en fleuves et en canaux.

Au profit de ce maroufle royal
Qui veut fleuronner sa renommée,
Fleurons glorieux, fleurons de sang, fleurons de fumée.
Les mouches s’en feront un régal.

Till, au pied d’un hêtre, reposant,
Voit passer une harde de cerfs :
Portant haut leurs bois, les vieux et grands
Et les broquarts, jeunes et fiers.

Ah !, je vous vois cerfs et broquarts joyeux,
Vous allez mangeant les jeunes pousses,
Flairant leurs parfums soyeux,
Courant, sautant à la va comme je te pousse.

Entre les fourrés, votre pas court
Et la vie s’en vient, la vie accourt
Jusqu’à ce que surgisse le malheur.
C’est aussi notre chasseur.

En septembre, le Taiseux passe le Rhin.
Les armées du Prince n’y font rien qui vaille,
Albe sans cesse refuse la bataille.
La guerre s’en va, la guerre s’en vient.

Et parmi les ruines, le sang et les larmes,
Till cherche à sauver la terre des pères
Et par les Pays toujours en alarme,
Les bourreaux détranchent et désespèrent.

Non loin de Liège, longeant la Meuse,
Le Taiseux cherche une passe audacieuse.
Le soldat Till manie l’arquebuse à rouet
Et ouvre ses pavillons et ses quinquets.

dimanche 27 mai 2018

Les Bonshommes des Bois

Les Bonshommes des Bois

Chanson française – Les Bonshommes des Bois – Marco Valdo M.I. – 2018
Ulenspiegel le Gueux – 50

Opéra-récit en multiples épisodes, tiré du roman de Charles De Coster : La Légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au Pays de Flandres et ailleurs (1867).
(Ulenspiegel – III, V)





Les bonshommes de bois ?, dit Lucien l’âne sur un ton plein d’étonnement.

Oui, oui, Lucien l’âne mon ami, je sais, tu trouves ce titre étrange et tu as l’air de te dire que viennent faire dans cette histoire des bonshommes de bois. Je m’en vais donc te le déchiffrer à l’instant. Et d’abord, ce n’est pas des « bonshommes de bois », ce qui en ferait des marionnettes comme Pinocchio ou Tchantchès ou des poechenelles (polichinelles) comme chez Toone. Par parenthèse, les poechenelles sont à leur manière des Tills de bois. Je t’explique ça aussi. Les poechenelles tirent leur origine d’une ordonnance de Philippe II d’Espagne, qui a fait fermer les théâtres pour éviter qu’ils ne deviennent des lieux de rassemblement. À Bruxelles, on a alors créé des théâtres clandestins et remplacé les comédiens par des "poechenelles". Le Théâtre de poechenelles existe toujours chez Toone et a d’ailleurs à son répertoire un « Tyl Uylenspiegel », une pièce tirée de la Légende de Charles De Coster, la même que je raconte ici.

Et alors quoi ?, reprend Lucien l’âne. Quoi ? Je demande quoi ? Qu’est-ce ? Que sont-ce ? Ces bonhommes de bois ?

Lucien l’âne mon ami, je viens de te dire qu’ils ne sont pas des « bonhommes de bois », ces bonshommes. Ce sont des « bonshommes des bois ». D’abord, j’insiste : le mot « bonhomme » devient au pluriel « bonshommes » ; c’est curieux, mais c’est comme ça ; comme madame donne mesdames, monsieur donne messieurs. En fait, dans le cadre de notre histoire, il faut comprendre le mot « bonhomme », en un mot, comme un synonyme de « gueux » et du temps de Valdo (vers 1200), le mot « bonhomme » désignait un Cathare, terme que l’Inquisition utilisait pour les désigner. On peut donc penser qu’il s’étend à ceux qui sont en butte aux persécutions catholiques. Et ces bonshommes ainsi persécutés – agneaux insoumis – entrent en résistance, prennent le maquis et se cachent dans les bois. Ils sont en guerre contre l’occupant, le persécuteur, l’envahisseur espagnol ; ils mènent une guerre de libération, qui s’apparente assez aux mouvements de libération et décolonisation des siècles derniers. Ce sont donc bien des « bonshommes des bois ».

Voilà qui éclaire le titre, dit Lucien l’âne. Et que fait Till ?, on dirait qu’il les appelle à la guerre.

Souviens-toi, Lucien l’âne mon ami, dans Le Roi hérite, l’épisode précédent, Till faisait un discours devant les Gueux Sauvages, dans lequel il montrait l’étendue du désastre entraîné dans les Pays par les Espagnols. Ici, il poursuit son discours en appelant les Gueux Sauvages, les Bonshommes, à la résistance. Ce n’est pas un hasard si dans sa harangue, résonne en écho le « Chant des Partisans »[[706]]. Quant à appeler à la guerre, Till ne le fait pas, il appelle à la rébellion contre l’occupant ; c’est tout autre chose, c’est un mouvement de légitime défense. Si Albe et ses soldats, si l’Espagnol n’avait pas mis en coupe réglée les Pays, s’il n’avait pas mis à sac les villes, s’il n’avait pas planté ses bûchers, s’il était resté chez lui, il n’aurait jamais fallu le chasser.

Soit, dit Lucien l’âne, mais les moines, l’Église catholique et tout ce saint-frusquin ?

C’est exactement la même situation, dit Marco Valdo M.I. : la lutte de résistance contre l’absolutisme et l’arrogant monopole temporel et « spirituel » de l’Église. Souviens-toi de Valdo, des Albigeois, des bonshommes, des réformés de tout poil et de tous les bûchers, sacs et massacres, de toutes les persécutions que l’Église catholique a menées à travers des centaines d’années, partout où elle était en position de force. Mais, soit dit en passant, dans l’idée de Till, le mouvement vise bien au-delà de cette confrontation ; il a comme but la liberté de tous les hommes, la fin de la Guerre de Cent Mille Ans [[7951]].

Ah, Marco Valdo M.I. mon ami, cette Guerre de Cent Mille Ans, celle que les riches font aux pauvres depuis si longtemps afin de les asservir, de les abêtir, de les dominer, je n’oublie jamais qu’elle est la source des misères de l’humaine nation.
Cela dit, j’aime beaucoup ton

« Ô, Gueux ! Vive la rose !
L’Espagnol s’en ira,
Ô, Gueux ! Vive la rose !
Et ne reviendra pas,
Vive la rose et le lilas ! »

C’est une revisitation des plus remarquables de la vieille chanson populaire « Ô gué, vive la rose ! », dont je ne comprends d’ailleurs pas pourquoi on l’enseigne aux enfants. Écoute ce passage :
« Si elle meurt dimanche,
O gué, vive la rose !
Lundi, on l’enterrera,
Vive la rose et le lilas ! »

et pour conclure, son incise dans l’Internationale de Chanson Plus bifluorée, que je te chante aussi :

« C’est la lutte finale (O gué vive la rose)
Groupons-nous et demain (O gué vive la rose)
Car l’Internationale (Vive la rose et le lilas)
Sera le genre humain (Vive la rose et le jasmin) »

Enfin, reprenons notre tâche et tissons le linceul de ce vieux monde religieux, nationaliste, colonisateur, oppresseur et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Les bonshommes des Pays,
Agneaux insoumis
Armés d’une nouvelle foi,
Fuient dans les bois.

Les moines les ont dénoncés
Pour hériter des morts ;
Bonshommes, récupérez les châsses d’or,
Bonshommes, reprenez l’argent volé !

Bonshommes, buvez le vin
Que les moines gardaient pour eux,
Bonshommes, mangez le pain
Qui est force pour la guerre. Vive le Gueux !

Bonshommes, partisans, c’est l’alarme !
Bonshommes, prenez les armes,
Tuez les soldats du Roi,
Et plus vifs encore retournez dans les bois !

Les bois sont refuges, là-bas et ici,
Illuminés des feux clandestins,
Des feux joyeux de la nuit,
Des feux de nos festins.

Pour nous maintenant, le gibier de saison,
Nous sommes des loups, nous sommes des renards.
Les paysans nous donnent le pain et le lard
Quand nous le voulons.

Slaet op den trommele ! Vive le Gueux !
Battez le tambour de guerre !
Slaet op den trommele ! Vive le Gueux !
Délivrez la terre des pères !
Slaet op den trommele ! Vive le Gueux !

Ô, Gueux ! Vive la rose !
L’Espagnol s’en ira,
Ô, Gueux ! Vive la rose !
Et ne reviendra pas,
Vive la rose et le lilas !

Hommes fauves, bonshommes des champs,
Mangez les chiens du Roi !
Hommes fauves, bonshommes des bois,
Libérez les Pays en chantant.
Vive le Gueux !

Ô, Gueux ! Vive la rose !
L’Espagnol s’en ira,
Ô, Gueux ! Vive la rose !
Et ne reviendra pas,
Vive la rose et le lilas !

samedi 26 mai 2018

Le Roi hérite

Le Roi hérite


Chanson française – Le Roi hérite – Marco Valdo M.I. – 2018
Ulenspiegel le Gueux – 49

Opéra-récit en multiples épisodes, tiré du roman de Charles De Coster : La Légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au Pays de Flandres et ailleurs (1867).
(Ulenspiegel – III, V)




Lucien l’âne mon ami, il faut parfois transgresser les règles, les lois et les usages, surtout quand ils constituent un frein à la juste liberté, celle de vivre d’abord pour soi ou une légitime remise en cause des usages du pouvoir. C’est un épisode du genre que raconte la chanson. Elle martèle son titre comme Héphaïstos forgeant l’éclair de Zeus, car ce titre « Le Roi hérite » inique une des raisons les plus profondes de la révolte des Gueux, mais également le leitmotiv du discours de Till à l’assemblée des Gueux Sauvages, qui forment ce qu’on appelle ici de nos jours : un mouvement citoyen, mouvement qui déborde largement les cadres traditionnels et organisés de la société. Comme tu le verras, Till exprime les choses très directement. En fait, il est là aussi pour soulever l’indignation des populations, alimenter la ferveur populaire et recruter des troupes pour appuyer les armées du Taiseux face aux soudards espagnols du Duc d’Albe.

Ah, Marco Valdo M.I. mon ami, comme à l’ordinaire, il me faut te rappeler à l’explicitation du titre. Qu’en est-il de ce « Le Roi hérite » ?

Excuse-moi, Lucien l’âne, mais il me semblait avoir déjà fait état de cette coutume assez féodale qui veut que lorsque quelqu’un est condamné à mort, le Roi hérite de ses biens et le cas échéant, en laisse une partie au dénonciateur. C’était ce qui s’était produit pour Claes le charbonnier, père de Till. Ceci aussi explique la hargne de Till tout au long de ce discours et de sa vie, où il répétera souvent pour expliquer son engagement de révolté : « Les cendres de Claes battent sur ma poitrine ». On ne saurait négliger cette dimension émotionnelle qui est un des fils conducteurs de toute l’histoire de Till, l’esprit de liberté.

Maintenant que tu le dis, Marco Valdo M.I. mon ami, en effet, je m’en souviens.

Cependant, reprend Marco Valdo M.I., ce mécanisme d’héritage, outre d’attiser l’avidité royale, va donner du tonus à une exigence de l’Inquisition, qui de son côté, entend détruire les hérétiques et rappelle que l’hérésie est un crime de lèse-majesté et double encore bien : lèse-majesté divine et lèse-majesté royale et de ce fait, est puni de la peine de mort. Et à la fin, le Roi hérite.

Tout ça, dit Lucien l’âne, doit avoir des effets terribles sur la population.

Certainement, mon ami Lucien l’âne, mais comme le discours de Till est fort détaillé, je lui laisse fournir la description des dégâts que tout cela engendre. Évidemment, le zèle du Duc d’Albe et la rapacité de ses mercenaires vont encore amplifier ces phénomènes.

Écoutons donc notre ami Till, reprenons notre tâche et tissons le linceul de ce vieux monde toujours en crise, toujours malade de l’avidité et de la croyance, toujours victime des délires religieux et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



À l’assemblée des Gueux Sauvages,
Till dit : « L’Inquisition a rappelé l’usage :
Le Roi d’Espagne l’a proclamé :
L’hérésie est crime de lèse-majesté !
Le Roi hérite.

Tout et un chacun des Pays,
Sauf exception, est coupable.
Tout et un chacun des Pays,
Sans recours ni grâce, est condamnable.
Le Roi hérite.

Dans les Pays balayés par la haine
De la Mer du Nord à la Lorraine,
Dans les campagnes et dans les villes,
La Mort rit et jubile.
Le Roi hérite.

Albe, onze mille, onze mille bourreaux embauche.
Albe baptise « soldats », ses égorgeurs ;
À grands pas avancent ces moissonneurs.
La Mort et la Ruine fauchent.
Le Roi hérite.

La terre des pères est un charnier ;
Les arts la délaissent, les métiers la quittent,
Les industries l’abandonnent, les paysans fuient
Pour aller vivre ailleurs, l’esprit en liberté.
Le Roi hérite.

Pour vivre en paix et prospérité,
Les Pays aux Princes avaient acheté
Les privilèges et la liberté.
L’Espagne les a confisqués.
Le Roi hérite.

Dans tous les Pays, sang et larmes !
Sur tout les Pays, sonne l’alarme !
La soldatesque viole et tue par milliers,
La Mort fauche sur les bûchers,
Le Roi hérite.

Au bord des routes, les arbres font potence,
Les enfants sont jetés dans les fosses d’aisance ;
Dans les prisons, l’envahisseur noie les gens,
Dans les huttes de paille à petit feu meurent les patients.
Le Roi hérite.

Les Pays de soldats du Roi regorgent,
Dans les rues, dans les quartiers, ils égorgent.
Partout, meurent les bons hommes,
Ainsi l’a voulu le Pape de Rome.
Le Roi hérite.

Dans les bourgs et les villages éperdus,
Les rires d’enfants se sont tus ;
Par milliers geignent les morts d’hier,
Les Pays tremblent dans cet hiver.
Le Roi hérite. »