L’ÂNACORNE
Version
française – L’ÂNACORNE
– Marco Valdo M.I. – 2017
Chanson
italienne – La
ballata del ciucciocorno – Dario
Fo – 1973
Texte :
Dario Fo et Franca Rame
Dialogue
maïeutique
Cette
fois, Lucien l’âne mon ami, je vais te faire découvrir une fable.
Une fable tout à fait dans la tradition d’Ésope, de Phèdre, de
Jean de Capoue et de Jean de La Fontaine, pour ne citer qu’eux, et
tu dois connaître assez les fables d’avoir été si souvent sur
ces scènes sollicité.
Évidemment,
d’ailleurs ne suis-je pas moi aussi un animal fabuleux, étant
Lucien l’âne, figure moderne de cet Âne d’Or que l’on connut
autrefois, dont je me demande parfois s’il ne viendrait pas de
Chine et passant par l’Inde. Peut-être, me dis-je, car j’ai en
tête de lointains souvenirs de mes pérégrinations en ces pays où
je fus bien avant d’arriver par ici ; il m’en reste aussi
quelques idées de sagesse et de raison. Dès lors, je le sais pardi
que dans les récits des fabulistes, l’âne est un personnage qu’on
rencontre fréquemment.
D’ailleurs,
avant même de l’entendre, j’imagine une certaine parenté entre
la chanson et la fable de La Fontaine où l’âne est trompé et
raillé et condamné pour avoir mangé un peu d’herbe et surtout,
de l’avoir avoué, alors que les pires dévastateurs et les plus
odieux criminels niant tout continuent leurs méfaits en toute
équanimité.
Une
fable dont Chamfort estimait qu’elle racontait l’histoire
humaine. Tu sais, celle qui se termine par cette morale quasiment
universelle et qui pourrait figurer parmi celles de la Guerre de Cent
Mille Ans :
« Selon
que vous serez puissant ou misérable,
les
jugements de Cour vous rendront blanc ou noir ».
Au
cas bien improbable où tu ne l’aurais pas reconnue, il s’agit…
De
l’une des plus célèbres du fabuliste français, « Les
Animaux malades de la peste »,
enchaîne Marco Valdo M.I. et tu l’as pointée à juste titre, car
elle me semble avoir inspiré Dario Fo et je ne pense pas que ce fut
à son insu.
Dario
Fo, homme de théâtre, ne pouvait ignorer les fabulistes, leurs
fables et leur fabuleuse technique du récit.
Ainsi,
comme tu l’auras compris, cette chanson, cette histoire est une
fable. On y voit évidemment les animaux carnassiers assemblés sous
la présidence du roi Lion, lesquels sont bien embêtés et empêchés
de commettre leurs habituels crimes et forfaits à cause du fait que
l’âne est nanti d’une redoutable corne terriblement dissuasive,
d’où son nom « ciucciocorno » que j’ai rendu en
français par « ânacorne », animal rappelant à
l’évidence la mythique licorne, dont nul n’a encore percé le
secret.
Les
fauves délibèrent en Congrès d’une alliance et organisent ainsi
un piège pour se débarrasser de ce défenseur des plus faibles
(plus spécialement ici, des herbivores), cet empêcheur d’assassiner
en rond, cet affameur de tigres, de chacals et de lions. Les conjurés
l’attirent à de grandes agapes faussement végétariennes,
organisées afin de prouver leur innocuité et le convainquent ainsi
de se laisser scier la corne, afin – disent-ils – de les rassurer
et de ne pas mettre en doute leur bonne foi.
Évidemment,
ce qui devait arriver, arriva et à peine la corne coupée, ils s’en
prennent à l’ânacorne (sans corne), qui réussit à s’échapper
et les fauves se répandent dans les environs tuent moutons, chèvres
et autres paisibles ruminants. Et le vieux bouc, animal sage et
prudent, qui avait prévenu l’âne et lui avait dit de se méfier
de cette embuscade et de surtout, surtout ne pas se laisser désarmer,
l’accuse de négligence, de stupidité et de trahison.
Oh,
dit Lucien l’âne en rigolant, je n’ai jamais eu de corne, mais
j’ai de solides sabots et des dents assez dures ; de plus,
j’ai un cerveau et je sais m’en servir et je connais les arcanes
de la Guerre
de Cent Mille Ans que les forts font aux faibles. Pour
ce qui est de cette histoire, elle me semble des plus classiques,
mais j’imagine qu’elle a d’autres dimensions.
En
effet, Lucien l’âne mon ami, il fallait s’y attendre avec un
auteur comme Dario Fo, dont les représentations théâtrales furent
plusieurs fois interdites et qui fut lui-même
poursuivi et censuré.
Donc,
la canzone parle du coup d’État qui eut lieu au Chili en
1972 qui mit fin à l’illusion démocratique et dévoila
l’impossible union des militaires et de la démocratie, disons,
évolutionniste de Salvador Allende, président
élu du Chili, arrivé au pouvoir porté par une coalition des
gauches chiliennes, elles-mêmes soutenues par tout un peuple.
Excuse-moi
d’interrompre ton propos, mais il me semble avoir compris, Marco
Valdo M.I. mon ami, qu’elle raconte aussi d’autres choses, cette
canzone.
En
effet, Lucien l’âne mon ami, elle va plus loin et raconte
aussi une histoire italienne, celle de la démocratie
imaginée dans la Résistance au fascisme et qui aurait dû se
traduire dans la Constitution et abolir les lois et structures mises
en place par le régime mussolinien.
Là
aussi, après le référendum instaurant la République, voulu
et remporté par la résistance, on allait tout
changer et il y eut un grand congrès – la Constituante et
comme dans la canzone, il y eut une victime des
agissements stupides d’un « ânacorne »
et cette victime ou plutôt, ces victimes, ce furent le
peuple partisan, ces gens qui avaient donné ou risqué leur
vie et celles des leurs pour liquider le fascisme, l’éradiquer
jusqu’au fondement et pour établir une république généreuse et
pacifique.
Aux
gens d’Italie, cet ânacorne italien promit
la démocratie et le peuple une fois désarmé,
on lui a resservi les anciens plats et on inséra dans
la Constitution les Accords du Latran, autrement dit la religion
d’État, la domination de l’Église catholique, et
conséquemment, celle de la démocratie chrétienne, courroie
de transmission d’un pouvoir en quelque sorte théocratique.
Et
sous la houlette de l’ « ânacorne », les
communistes du PCI, censés être les meilleurs
défenseurs du peuple lui ont raconté une histoire à la
Pangloss, comme quoi tout était pour le mieux dans le meilleur des
mondes – imagine, Lucien l’âne mon ami, ils
étaient au gouvernement. Il convenait d’y rester.
C’est
ainsi que
se fiant aux promesses de la démocratie chrétienne, ils
ont de fil en aiguille, de compromissions en compromis
« historique », été complètement laminés et
ce
sont les
gens d’Italie qui
à présent encore doivent
payer le prix de cette brillante politique.
C’est
ce que j’ai appelé
la Trahison
des Clercs à l’italienne.
Évidemment,
comme pour toutes les fables, la vérité transcende la petite
histoire.
Mais
enfin, Marco Valdo M.I., tout cela est bien désolant. À
la lecture de cette Trahison des Clercs en Italie, il
me semble qu’il y a eu une sorte de coup de Jarnac à la dernière
minute et que cette position de ralliement subit du PCI aux sirènes
vaticanes est surtout le fait d’un homme et que, dès
lors, ce serait donc lui cet « ânacorne » dont il
est question dans ta chanson.
À
la vue des événements historiques et à celle de la biographie du
personnage, on peut sans crainte désigner Palmiro Togliatti, comme
l’« ânacorne ». à la fin de la toute dernière séance
consacrée au vote de l’article 5 de la Constitution – l’article
qui insère les « Accords du Latran » dans la
Constitution, C’est lui, Togliatti
Palmiro, secrétaire général du PCI, qui va
contrairement à toute attente et à ce qu’il avait promis
au peuple, conclure son discours par le ralliement aux
manigances chrétiennes et cela, à l’encontre de l’avis du
peuple italien et de la Constitution elle-même, qui proclamaient
l’Italie comme une république laïque. Voilà pour les événements.
Et,
il me semble Marco Valdo M.I. mon ami, que tu as évoqué
des éléments biographiques pour expliquer cette volte-face de
Palmiro Togliatti.
En
effet, Lucien l’âne mon ami, mais je ne vais pas faire sa
biographie, d’autres s’en sont chargés ou s’en chargeront. Je
retiendrai deux ou trois faits terriblement clairs. D’abord, en
1936, le dénommé Palmiro Togliatti lance, depuis l’exil, un
« Appel aux fascistes » :
« Pour
le salut de l’Italie, réconciliation du peuple italien ! La
cause de nos maux vient du fait que l’Italie est dominée par une
poignée de grands capitalistes. (...) Seule l’union fraternelle du
peuple italien obtenue par la réconciliation entre fascistes et
non-fascistes pourra abattre la puissance des requins dans notre
pays. (...) Les communistes adoptent le programme fasciste de 1919
qui est un programme de paix, de liberté, de défense des intérêts
des travailleurs. Peuple italien, fascistes de la vieille garde,
jeunes fascistes, luttons ensemble pour la réalisation de ce
programme ! »
On
dirait un cauchemar, une blague, dit Lucien l’âne. Un discours
digne du grand Dictateur de Chaplin ou du
Big Brother d’Orwell.
C’est,
en effet, une proclamation aux ordres d’un grand Dictateur. Mais il
va persister dans ses attitudes conciliatrices avec les fascistes et
les gens de l’autre bord et il va y pousser tout le
PCI et avec lui, tous ceux qui lui ont fait confiance,
c’est-à-dire une bonne part des ouvriers et des gens du peuple
italiens.
Parmi
ces gestes de conciliation, il y a l’inquiétante amnistie qu’il
va – comme ministre de la Justice – accorder aux fascistes dès
1946. On s’étonnera après qu’il n’y eut pas de véritable
défascistisation de l’Italie.
Et,
bien entendu, cette allégeance au Vatican et à la
démocratie-chrétienne qu’est son ralliement à l’inclusion des
Accords du Latran – signés entre les fascistes et la Papauté, qui
font de l’Italie un protectorat pontifical, une sorte de Catholie,
de Catholand ou de Catholikistan, selon l’endroit d’où on la
regarde.
Tu
y vas fort, Marco Valdo M.I. mon ami. Mais il me semble bien, à voir
l’Italie d’aujourd’hui et son histoire depuis la fin de la
guerre, que tu pourrais avoir raison. Ce pourrait bien être
la vérité vraie à voir cette désolation : un
parti qui a commencé son histoire avec Antonio Gramsci et
l’achève avec Matteo Renzi.
Enfin,
soupire Lucien l’âne, passons et – retrouvant son sourire
– voyons cette canzone de l’ « ânacorne »
et reprenons notre tâche qui est de tisser sans jamais dévier
le linceul de ce vieux monde ignoble, ambitieux, avide, croyant,
conciliateur et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Attention,
Ânacorne, c’est
un piège !
Surtout,
ne laisse pas couper ta
pointe !
Est
notre plus sûre
défense.
Et
dit : Je
suis un âne, certes ;
Haricots
verts et pois
chiches.
C’était
à se pisser dessus
Que
veux-tu en faire encore ?
La
confiance et
la bonne foi sont choses civiles.
Quand
la corne fut sciée et l’âne désarmé,
Blessures
profondes, presqu’égorgé,
Juste
du mépris pour ta compromission,
Une
ruade terrible de vieux bouc en colère
Et
méritent pareil sort tous ceux qui s’entichent
De
collaborer dans cette guerre
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