samedi 17 septembre 2016

LE PRINCE DE MENTERIE

LE PRINCE DE MENTERIE


Version française – LE PRINCE DE MENTERIE – Marco Valdo M.I. – 2016
Chanson allemande – Der Prinz von Lügenland Erika Mann – 1934




Poème d’Erika et Klaus Mann
Musique de Magnus Henning (1904-1995), compositeur et pianiste bavarois
Dans le spectacle de cabaret intitulé « Die Pfeffermühle », « le Moulin à poivre », imaginé par Erika et Klaus Mann, avec la collaboration de Walter Mehring et de Wolfgang Koeppen, et interprété par la même Erika, son amie Therese Giehse et d’autres acteurs et de danseurs (Lotte Goslar, Sybille Schloß, Cilli Wang et Igor Pahlen.)









« Le grand final [du Moulin à poivre, lors du spectacle du 1er janvier 1934 à Zurich, ndr] est présenté par Erika et ses célèbres, coupantes chansons avec des textes qui attaquent en rafales la folie nazie. Elle est en scène avec casque d’argent, pantalon noir et des bottes de cavalière. Ce soir, elle est le Lügenprinz, « le Prince de Menterie » :

« Je suis le Prince de Menterie,
Je
mens à faire rougir les prairies, –
Bon Dieu, comme je peux mentir,
Personne au monde ne peut autant mentir. »

(introduction de « Kabarett ! Satire, politique et culture allemande en scène de 1901 à 1967 », par Paola Sorge, Lit Éditions, 2014).


Lucien l’âne mon ami, voici une intéressante chanson et intéressante à plus d’un titre. D’abord, car c’est une bonne chanson, ce qui ne court pas les rues. Ensuite, c’est une chanson courageuse, une chanson de résistance au nazisme, une chanson en allemand, présentée en 1934 à Zurich dans un de ces cabarets de l’exil. Zurich se situe en Suisse alémanique, comme sans doute tu le sais, mais il importe de le préciser en ce sens que c’est un des derniers territoires de langue allemande qui échappe à la domination des nazis et à leur éteignoir. Enfin, c’est une chanson d’Erika Mann, interprétée par elle au cabaret ; elle payait de sa personne.

Eh bien, Marco Valdo M.I. mon ami, voilà qui m’intéresse beaucoup, car Erika Mann est une artiste, une écrivaine aussi dont les tableaux qu’elle brosse dans ses textes littéraires sont des descriptions précises, chirurgicales, atmosphériques de ce qui se passait dans les villes allemandes en train de sombrer dans le flot de boue qui submergeait le pays. Et puis, elle avait de qui tenir : toute une famille d’écrivains en ne tenant compte que de ceux qui lui étaient vraiment proches – les chiffres entre. Donc, il y avait son père : Thomas (1875) ; son oncle, Heinrich (1871) ; son frère Klaus (1906), son frère Golo (1909), sa sœur Monika (1910) – tous écrivains. Je précise tout ça, car même si les familles d’écrivains n’ont rien d’exceptionnel – tout comme les familles de musiciens, elles sont cependant assez rares et rarement si nombreuses. Cela étant, raconte-moi un peu ce que dit la chanson.

Lors de sa création, la canzone est interprétée par Erika Mann elle-même, qui arrive en scène casquée et bottée, en uniforme : elle est le Prince de Menterie. La Menterie est un pays, en l’occurrence une principauté, qui a un prince et un principe : le mensonge. En fait, tout le monde (on est en 1934 et la chanteuse est une Allemande exilée) dans le cabaret comprenait immédiatement qu’il s’agissait de la Germanie, de l’Allemagne nazie et que le Prince n’était autre qu’Adolf H., chancelier du Reich de Mille Ans qui n’en a duré que douze. Dès lors, le personnage en scène – le Prince de Menterie fait un discours de propagande, autoglorificateur et mensonger qui est soudain interrompu par Erika, qui enlève son casque, reprend sa voix et récite le dernier couplet qui appelle à la résistance.

« N’allez pas les croire !
Jetez la vérité
Au visage d
u mensonge !
Car
en vérité, il ne reste que la vérité ! »

Moi, dit Lucien l’âne en souriant jusqu’à ses noires oreilles, moi, j’aime les gens qui pratiquent la résistance. Même si je sais que selon les lieux et les circonstances, la résistance est un concept assez flou, assez variable et que par exemple, dans le cas qui nous occupe, Erika Mann avait d’abord – et toute la famille avec elle – dû quitter l’Allemagne avant de pouvoir porter ce spectacle en public. En Allemagne, un tel spectacle les aurait tous conduit dans les prisons de la Gestapo ou dans les camps des SS et vraisemblablement, à une mort prématurée. Et nous-mêmes, à un degré encore moindre de danger, même si nous avons souvent le sentiment de vivre en exil dans notre propre région.

En effet, Lucien l’âne mon ami, ta double constatation est exacte : d’une part, on est dans une zone où existe une relative liberté et d’autre part, on est une sorte d’émigrés de l’intérieur, d’exilés en écriture, de plus, réfugiés dans les réserves indiennes de Wallonie. Pour le reste, je propose qu’on arrête ici notre bavardage et que fasse place à la chanson d’Erika Mann.

Faisons ainsi et reprenons notre tâche qui consiste à tisser le linceul de ce vieux monde déséquilibré, malade de la richesse, de l’avidité, de l’ambition et cacochyme.


Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Je suis le Prince de Menterie,
Je mens à faire rougir les prairies, –
Bon Dieu, comme je peux mentir,
Personne au monde ne peut autant mentir.

Je mens avec tant d’imagination
Que le bleu du ciel en tombe ;
Voyez l’air fourmille de mensonges,
De l’étang monte un vent de putréfaction.
Le bel été approche maintenant,
Les arbres sont tout bourgeonnants,
Les renoncules envahissent les prés,
Au cours de la guerre, personne ne sera blessé.

Ha, ha, vous me croyez, c’est sûr,
Je peux le lire sur vos figures.
Bien que ce soit pur mensonge,
Pour vous, c’est vérité pure.

Il est beau de mentir,
Il est bon de mentir.
Mentir porte chance,
Mentir donne du courage,
Mentir embellit les choses,
M
entir rend riche,
Mentir est habile,
Mentir, c’est simuler la vérité
Puis se laver
Et suivre docile comme un chiot en laisse.

La Menterie est mon foyer,
Ici, personne ne peut plus dire la vérité, –
Un filet multicolore de mensonge tressé
Tient notre grand Reich enserré.

Chez nous, on est bien, c’est joli.
On peut tuer nos ennemis.
On décerne même les plus hauts ordres
Aux brillants mensonges et au faux courage.

Celui qui ment une fois, on ne le croit pas ;
Celui qui ment toujours, on le croit.
Mais à la fin, le monde ne se laisse pas berner,
Celle qui l’emporte, c’est la vérité.

Mentir est juste,
Mentir est facile,
Tout est bien,
Quand au but, on arrive, –
Mentir est notre moyen.
Mentir apporte la gloire
À la Menterie,
Mentir est chatoyant
Et élégant ;
La naïve vérité va en chemise grise.

Prince de Menterie,
Face à la vérité, je joue ma survie.
Racrapoté derrière les murs du mensonge,
J’arrête les plus terribles orages.

Je prépare le poison, j’allume l’incendie ;
Je mène mon royaume à la guerre.
Celui qui ne me croit pas, je l’accuse de mensonge,
Moi, moi, le prince de Menterie !

Le monde a beaucoup de patience avec moi,
Et même jusqu’au fond me soutiendra.
On m’entend croasser sur les décombres :
Que tout est la faute des autres !
Doux sont les mensonges,
Subtils sont les mensonges,
Soyez calmes !
Vocalisez, chantonnez
Jusqu’au réveil horrible.
Qu’il faudrait empêcher !

(À ce moment, le Prince enlève son casque, se tourne vers le public et déclare avec force :)

N’allez pas les croire !
Jetez la vérité
Au visage d
u mensonge !
Car
en vérité, il ne reste que la vérité !

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