mercredi 7 janvier 2015

LA NUIT DES CRAYONS BRISÉS


LA NUIT DES CRAYONS BRISÉS

Version française - LA NUIT DES CRAYONS BRISÉS – Marco Valdo M.I. – 2010
D'après la version italienne de Riccardo Venturi - LA NOTTE DELLE MATITE SPEZZATE – de la chanson argentine Noche de los lapices de Rogelio Botanz – 1986








Claudio de Acha - 17 ans.
Gustavo Calotti - 18 ans.
María Clara Ciocchini - 18 ans.
Pablo Díaz - 18 ans.
María Claudia Falcone - 16 ans.
Francisco López Muntaner - 16 ans.
Patricia Miranda - 17 ans.
Emilce Moler - 17 ans.
Daniel Racero - 18 ans.
Horacio Ungaro - 18 ans.




Les nuits des crayons, des bolzanettes, des boucheries.
de Riccardo Venturi

1982: Pablo Díaz, 24 ans, sort. Pas même d'une prison. De nulle part. Il sort du néant. Il sort de la
desaparición (disparition). Il sort de la mort militaire. Il y était entré avec ses compagnes et ses compagnons d'école, le 16 septembre 1976. Ils les avaient enlevés à l'aube, accusés d'avoir réclamé l'abonnement d'autobus gratuit, ou moins cher, pour les enfants des écoles de La Plata, le boleto estudiantil – le billet étudiant. Il suffisait de cela dans l'Argentine de la junte militaire bénie par Monseigneur Pio Laghi, pour être considéré comme subversif. Ils l'ont appelée, tout le monde doit le savoir, la Noche de los lápices, La Nuit des Crayons. [ L'humour des militaires m'échappera toujours, dit Lucien l'âne en frémissant].

Les policiers et les militaires arrivèrent à l'aube. Noche de los lápices était le nom qu'ils avaient donné à l'« opération ». Ils séquestrèrent les garçons et les filles et les emmenèrent en divers endroits secrets de la ville; et quand les familles, apprenant qu'ils avaient été enlevés, allèrent demander dans quelle prison ils avaient été enfermés, il leur fut répondu qu'ils n'étaient pas en prison. Ils avaient été conduits directement à quelque chose de pire, dans l'enfer, et si l'enfer est une blague inventée par les prêtres, les souterrains des casernes ou d'autres lieux, où les étudiants avaient été emmenés, au contraire existaient. C'étaient des lieux. C'était l'anéantissement de toute humanité. C'était le pouvoir dans son essence véritable.

Pris, emprisonnés, bandés, torturés. Les filles violées à sang. Maria Clara avait 18 ans, Maria Claudia 16, toutes deux avaient des noms italiens, marque d'une ancienne émigration qui était partie en Argentine avec une espérance. L'espérance s'était muée en torture et mort. À un garçon qui, pendant qu'ils le massacraient, invoquait Dieu, un militaire répondit Aqui Dios somos nosotros. Ici, Dieu, c'est nous. Des dizaines d'enfants séquestrés, il n'en survécut que trois. Toutes les filles moururent. Pablo Diaz, revenant au jour sans renaître (car une expérience du genre rend mort pour toute la vie), raconta toute l'histoire de cette nuit et de la Nuit entière. En 1986, le cinéaste Héctor Olivera, qui enfant avait étudié dans une école militaire et qui en avait gardé une horreur insoutenable, réalisa un film La Noche de los Lápices. Pablo Diaz participa à l'écriture du scénario.

Quelque faits, quelques noms. L'opération fut réalisée conjointement par le Battaglione 601 de l'Armée argentine et par la Police du district de Buenos Aires. Elle était dirigée par le général Ramón Camps. Il s'agissait d'une dissuasion contre la « subversion dans les écoles », la mission, selon les mots de Camps, était : « Les adolescents séquestrés devaient être éliminés après avoir subi des peines indicibles ». Les enfants furent tous emmenés dans des centres clandestins de détention : Arana, le « Puits de Banfield », le « Puits de Quilmes », la Questura Provinciale de Buenos Aires, les commissariats de La Plata et de Lanús (le faubourg où est né Maradona) et le polygone de tir de la Questura de Buenos Aires.

Cela se passait sous une dictature impitoyable. On se demande encore comment cela fut possible. Des gosses au lycée. Puis, on nous donne la réponse : dans une dictature militaire sud-américaine, ç'a été possible. Chez nous, une chose pareille, heureusement, ne serait jamais possible. Nous sommes une démocratie, nous avons des « forces de l'ordre » démocratiques, notre pouvoir est un pouvoir démocratique. [C'est bien là le problème, dit Lucien l'âne... La loi des plus forts, la loi des plus nombreux...] Chez nous, un inspecteur de police ne pourrait jamais massacrer un lycéen.
Chez nous, il n'existe pas de centre de détention de la police où on massacre et on torture, où l'on bastonne au cri de Un-due-tre viva Pinochet (en français et pour la rime : Un-deux-trois Vive Videla, ou Massera – Pinochet ou Galtieri, çà ne rime pas), où on viole, où les inspectrices appelle les filles « putes communistes » en les giflant

Chez nous, enfin, une Nuit des Crayons... Il ne manquerait plus que çà. Chez nous, les crayons servent à écrire et écrire est subversif. Nous préférons les boucheries et leurs nuits [de Gênes].

École Diaz, en effet. Curieuse coïncidence. Le même nom que des dizaines et des dizaines d'écoles en Italie, du nom d'un général de merde (il s'appelait Diaz [Armando Diaz] – sur le front en 1917-18). Moi aussi, en primaires, je suis allé à une « Diaz ». Il faudrait retirer cet « Armando » qui a été responsable du massacre d'une guerre où il a envoyé mourir une génération entière d'adolescents. Ce serait bien de dédier toutes ces écoles à Pablo Diaz et à tous les enfants dont on brisa les crayons et la vie. Mais ce n'est pas notre souvenir. Pas notre mémoire : La memoria - RV, 1er octobre 2010.




Claudia fut liquidée d'un coup de pistolet dans la nuque dans les souterrains de Banfield entre le 1 et le 15 janvier 1977. Pour la loi argentine, elle est encore « disparue ».

Voilà, Lucien l'âne mon ami, la chanson du jour, car tu vas certainement me le demander, raconte, évoque un bel amour, une jeune fille de Buenos-Aires, une adolescente, Claudia, qui fut arrêtée, enlevée, séquestrée, brutalisée, martyrisée... Elle s'intitule « La Nuit des Crayons brisés »... Les militaires et les policiers à l'origine de cette rafle et de ce massacre, avec un humour ravissant, avaient intitulé leur crapuleuse opération, qui rappelle la Rafle du Vel d'Hiv et d'autres razzias du même acabit : « Nuit des Crayons », car il s’agissait bien d'enfants, de jeunes élèves. Sans doute, avec un rappel subliminal à la « Nuit de Cristal », où l'on brisa tant de vitres. J'ai gardé dans le titre de ma traduction l'idée de « crayons brisés », en rappel à cette organisation antifasciste et antimilitariste de chez nous en Wallonie dont le nom était « Les Fusils Brisés ».

Oui, je comprends, dit Lucien l'âne. On est touché au cœur par cet amour brisé.

Ah, Lucien l'âne mon ami, c'est vraiment une atroce histoire que celle de cette chanson et quel destin horrifique que celui de ces jeunes gens enlevés par la police et les militaires et martyrisés, là-bas en Argentine. Tout çà pour satisfaire le goût du pouvoir d'une caste d'imbéciles. Tu sais, notre ami Riccardo Venturi a raison de rappeler que l'Italie démofasciste actuelle ne se comporte pas vraiment mieux, elle qui se pare des plumes de la démocratie... Ce qui s'est passé à Buenos-Aires, s'était passé en Grèce, cela s'est passé en Italie (et pas seulement sous Benito regnans), c'était à Gênes, c'était il y a peu de temps. Comme tu le vois, dans les faits, la démocratie est un paravent, elle est un leurre, c'est le cache-sexe du libéralisme lequel est comme le vin : liquoreux, moelleux, doux, demi-sec, sec et franchement brut quand il le juge nécessaire. En l'espèce, il l'a jugé nécessaire. Il a montré sa brutalité. On voit alors sortir de la boîte à (mauvaises) surprises des policiers, des militaires, des colonels, des généraux « rebelles » (ce fut le cas en Espagne, au Chili, en Argentine...) et jusque des maréchaux – « Maréchal, nous voilà ! » qu'ils chantaient en 1940.

C'est très exactement la chose comme elle se passe !, dit Lucien l'âne en fronçant ses grands yeux. C'est une des formes de la Guerre de Cent Mille Ans que les riches mènent contre les pauvres afin de maintenir, d’accroître, de perpétuer, de développer leurs privilèges, leurs pouvoirs et leurs richesses. Usque tandem ? Je te le dis, Marco Valdo M.I mon ami, en définitive : Proprietas delenda est !

Regarde, Lucien l'âne mon ami, les événements de ces derniers jours. On croit que l'Europe, que Bruxelles... sont des exemples de démocratie. En effet, ils le sont ! Pas plus tard qu'hier, à Bruxelles, capitale de l’Europe qui se dit démocratique, on a démocratiquement arrêté, mis en prison, emmené dans des lieux réservés à la police plus d'une centaine de personnes qui avaient l'intention (je dis bien l'intention) de manifester. La feuille de vigne constitutionnelle est tombée et on a vu le vrai visage de notre « démocratie ». La Constitution (comme toute Constitution d'ailleurs, comme les élections – souviens-toi d'Allende (9/11), par exemple ou de la République espagnole ) ne vaut que quand elle sert certains intérêts... à d'autres moments, elle est tout simplement effacée, oubliée, mise au placard. Je te le dis, Lucien l'âne mon ami, la maladie italienne a franchi les Alpes... Elle monte, elle monte et si l'on n'y prend garde, elle va submerger l'Europe...

Tu sais, Marco Valdo M.I. mon ami, toi et moi, nous deux tout seuls, nous n'y pouvons pas grand chose si ce n'est résister (Ora e sempre : Resistenza !) et tisser notre partie du linceul de ce monde en putréfaction et décidément, cacochyme.

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane.




Ton amour grandit
Il fait craquer du dedans les cadenas de l'horreur
Nous reconnûmes ton regard dans le regard de celui qui vit
Dans tes yeux palpiter un cœur.

Claudia, tu le sais
Tu n'es pas seule, ce n'a pas été en vain,
Ton silence est assourdissant, par la main
De ton ami nous est parvenue ta soif d'amour
Et l'allègre ordre de trinquer.

Aujourd'hui comme hier
Avec le dernier soupir de l'année qui meurt
Chaque larme impuissante nous la baignerons dans le champagne
Et en levant le calice nous crierons OÙ SONT-ILS ?

Je tire le fil de la mémoire à partir de ce moment
Avec mes crayons de couleur, je te dessine une chanson
Un cœur avec une flèche, Claudia et Pablo,
De chaque côté, pour toujours le même amour.

Claudia, tu le sais...
Depuis lors, Saint Sylvestre est le patron du souvenir
Et chaque Nuit des crayons, il écrit une fois de plus
Sur la queue d'une comète : OÙ SONT-ILS ?

Je tire le fil de la mémoire à partir de ce moment
Avec mes crayons de couleur, je te dessine une chanson
Un cœur avec une flèche, Claudia et Pablo,
De chaque côté, pour toujours le même amour.

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