LES
ÉTAGÈRES DE LIVRES
Version
française – LES ÉTAGÈRES DE LIVRES – Marco Valdo M.I. – 2014
Chanson
allemande – Der Bücherkarren – Hellmuth
Krüger
– 1931
Texte de Hellmuth Kruger (1890-1955), écrivain allemand, acteur et comique très actif dans le cabaret berlinois des années dorées de Weimar.
Texte de Hellmuth Kruger (1890-1955), écrivain allemand, acteur et comique très actif dans le cabaret berlinois des années dorées de Weimar.
http://www.antiwarsongs.org/canzone.php?lang=it&id=46973
Walter Benjamin réfugié à la Bibliothèque de France 1933 |
Dans
cette chanson – pour ce que j'ai pu comprendre - Hellmuth Kruger
énonce ironiquement ses doutes sur le nazisme désormais envahissant
et il préfigure presque prophétiquement ce qui se passera peu après
(et qui en partie déjà se passait), les campagnes de « nettoyage »
contre des citoyens et les intellectuels juifs (est cité, par
exemple, Emil Ludwig, écrivain et journaliste connu qui en 1932 sera
forcé de fuir d'abord en Suisse et ensuite aux USA) et les
Bücherverbrennungen, les autodafés ou les bûchers de livres des
auteurs interdits qui inaugurèrent tristement la venue au pouvoir de
Hitler en 1933.
*
Ah,
Lucien l'âne mon ami, tu me vois tout contrit, car cette fois-ci
aussi, même si je crois bien avoir tout compris, il me reste une
petite appréhension, que je vais tenter de combler ici maintenant.
Allons,
allons, Marco Valdo M.I., mon ami, ne te laisse pas aller à
l'amertume... Qu'est-ce donc qui te chagrine ainsi ?
N'exagérons
pas. Je ne suis pas tombé dans une mer amère, je suis simplement un
peu inquiet pour ceux qui comme toi – et comme moi tout à l'heure,
je veux dire avant que je ne fasse cette version, au premier abord,
en quelque sorte – sont perdus face à cette chanson sans doute
remarquable, mais dont les allusions échappent la plupart du temps.
Bref, s'il m'a fallu bien des réflexions et des recherches pour
éclairer ma lanterne ( et il faut – c'est un postulat sur lequel
je dois bien m'appuyer – il faut donc que je me persuade de ne
m'être pas (trop) trompé ; il va de soi que j'accepte par avance
toute remarque ou correction), je n'ai pu rendre – et à mon sens
la chose est proprement impossible – immédiatement compréhensible
les événements et les personnages de l'époque. C'est à dire : le
Berlin de 1931. Ce qui me chagrine, vois-tu, Lucien l'âne mon ami,
c'est que je vais devoir faire ce que j'évite autant que possible :
une explication de texte. Il est d'ailleurs possible que pour bien
des gens, tout ce que je dirai est du connu et qu'ils auront un peu
l'impression que je les prends pour des ânes... Mais enfin, on dira
que je le fais pour toi, voilà tout. Lira qui voudra.
Soit...
Vas-y, éclaire l'âne avec autre chose qu'un autodafé...
Donc,
il y a un personnage – sans doute, un bibliothécaire résistant
clandestin – qui émet une série de réflexions à propos de la
montée d'Adolf Hitler et ses nazis vers le pouvoir et des
conséquences qui vont sans doute en découler. Primo, il commence
par évoquer les écrivains et les livres et – je te rappelle que
nous sommes en 1931 – il imagine, subodore les autodafés, comme
une dérivée logique du nazisme... Ces autodafés auront lieu en
1933 et ils seront menés par des étudiants, des professeurs, des
bibliothécaires et les inévitables chemises de couleur uniforme.
(
http://de.wikipedia.org/wiki/B%C3%BCcherverbrennung_1933_in_Deutschland?oldid=94392411
http://fr.wikipedia.org/wiki/Autodaf%C3%A9s_de_1933_en_Allemagne
http://it.wikipedia.org/wiki/B%C3%BCcherverbrennungen
)
C'est
à peine imaginable une telle déchéance de tout un pan de la
société, dit Lucien l'âne en pointant ses oreilles vers l'infini.
Remarque...,
Lucien l'âne mon ami...
C'est
le cas de le dire..., dit Lucien l'âne en raclant le sol de son
petit sabot plus noir qu'une botte cirée de SS.
Oui,
oui, certes, Remarque... C'est le cas de le dire. En effet, Erich
Maria Remarque (voir notamment : Boue, bombe, bruit et brouillard
[[37711]], sqq) était parmi les ostracisés et en effet, on brûlait
ses livres. Erich Kästner, quant à lui, était présent sur la
place de Berlin où se déroulait cette sinistre comédie dérisoire
et il assista au brûlage de ses livres... à la suite de quoi,
raconte-t-il, il se sentit comme « un mort-vivant ». Mais enfin, je
continue cette explication : je voulais te faire remarquer le strict
parallèle entre « le camion poubelle arrive » et « le Troisième
Reich arrive... »... Peut-être n'est-ce pas exactement ainsi dans
le texte allemand, mais c'en est l'esprit... À coup sûr.
Et
puis, il y a les écrivains cités : par exemple, Felix Dahn :
«
Felix Dahn conquiert un public, la lecture passe à droite. »
qui
est un des inventeurs du national patriotisme ethnicoïde, qui
sous-tend le rêve d'Otto, c'est-à-dire la Grande Allemagne et ses
reichs successifs.
Celle
qui phagocyte toute l'Europe aujourd'hui ?, demande Lucien l'âne.
Sans
doute, sans doute... Et pour en revenir à Felix Dahn, je ne sais si
la chose est formellement exacte, mais je trouve que les grandes
barbes sur les poitrines correspondent assez à ce personnage à voir
son portrait et je pense que la forêt de Teutobourg semble y faire
allusion aussi, vu que Dahn avait écrit une « Bataille de
Teutobourg »... (http://fr.wikipedia.org/wiki/Felix_Dahn). Dahn fut
aussi l'initiateur du Monument, dont j'avais fait une chanson
précédemment. (LE MONUMENT -
http://www.antiwarsongs.org/canzone.php?lang=it&id=37697
[[37697]] )
Pour
le pouvoir à la Porte de Brandebourg, je te renvoie à la chanson Le
Maître et Martha (
http://www.antiwarsongs.org/canzone.php?lang=it&id=38296
)[[38296]]
Pour
le Kadeko (http://www.cabaret-berlin.com/?p=87 ), s'installer à
Teutobourg était évidemment une absurdité..., mais c'était un
lieu « germanique ».
L'autre
écrivain directement cité est Emil Ludwig et avec lui, c'est une
histoire bien différente : l'histoire vue et revue par un pacifiste
audacieux et lucide – voir notamment son essai « 1914 », qu'il
publia en 1928.
Il
me reste à te donner deux trois indications encore :
d'abord
ceci :
«
Fera-t-il de Berlin un faubourg de Munich ? »... qui évoque
nettement le coup d'État manqué de Munich en 1923 et alerte sur une
éventuelle réédition à Berlin... De fait, elle se fera un peu
plus tard, mais mieux préparée.
Et
puis :
«
Le journal devra-t-il s'écrire en gothique ? »
Le
journal (en fait, le Berliner Tageblatt) était imprimé «
normalement » en caractères « latins » – comme ceux qu'on
utilise ici ; mais les nazis appréciaient assez les caractères «
gothiques » (alias la Fracture) ; à leurs yeux, sans doute plus
ethniques ou plus teutoniques.
Ensuite,
le plus difficile à expliquer est celui-ci :
La
traduction littérale de l'allemand donne à peu près ceci, comme
sens :
Le
Kreuzberg restera-t-il sans « crochets » ou la croix restera-t-elle
« non-gammée »... ? J'en ai ait :
«
Le Kreuzberg en Swastikaberg sera-t-il changé ? ».
Crois-moi,
c'est un peu tordu, mais à mon sens, ça tient. Le Kreuzberg est un
quartier populaire de Berlin , un quartier ouvrier de tradition
communiste ou socialiste... Laissons de côté le suffixe « berg »
- colline, montagne... Il nous reste : Kreuz : la croix et Swastika :
la croix gammée. Traduction : le quartier du Kreuzberg va-t-il
devenir le Swastikaberg, c'est-à-dire le quartier de la Swastika
(sous contrôle nazi)... Et l'enjeu était bien celui-là et l'enjeu
était d'importance... La fin de la résistance du Kreuzberg était
le triomphe des nazis... On connaît la suite.
Et
puis encore,
"Max
Reinhardt devra-t-il s'appeler Max Goldmann, maintenant ?"
Il
s'agit là du grand dramaturge berlinois Max Reinhardt, d'origine
autrichienne et considéré comme Juif, dont le nom à l'état-civil
était effectivement Max Goldmann. Il dut bientôt s'exiler aux
États-Unis...
Enfin,
la chanson se termine sur une invocation (et même, le souhait) de la
mort d'Adolf se tuant de sa propre flèche... Et c'est bien ce qui
arrivera...
Voilà,
dit Lucien l'âne en dressant la tête, maintenant, je suis paré et
je peux autant que toi m'y retrouver. Enfin, cette chanson démontre
à l'envi le courage et la pénétration des auteurs de chansons, des
poètes, des chansonniers qui ont souvent été parmi les premiers à
sonner le tocsin et à affronter publiquement la « bête immonde »
et ce sont les mêmes trublions qui aujourd'hui continuent à
dénoncer ce vieux monde dont comme nous, ils tissent le linceul...
Un monde autodestructeur, suicidaire, inconscient et cacochyme.
Heureusement
!
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Je
renouvelle mes étagères, peu à peu je m'adapte.
Felix
Dahn conquiert un public, la lecture passe à droite.
J'écarte
Emil Ludwig qui jodèle maintenant à l'extérieur,
Nous
sommes remodelés; le camion poubelle arrive.
Comme
je le dis aussi à mes lecteurs :
Maintenant,
le Troisième Reich arrive !
Si
je savais, ce que l'Adolf nous prépare,
N'a-t-il pas le pouvoir à la porte de Brandebourg déjà ?
Devrons-nous
tous porter des chemises brunes ?
«
Nebbich » ou « Juif », ne pourra-t-on plus dire ces mots-là ?
Une
grande barbe couvrira-t-elle nos poitrines héroïques ?
Tendrons-nous
pour saluer un bras mécanique?
Crierons-nous
pour l'Adolf : « Heil Hitler!» ? !
Ou
bien aussi le contraire ?
Bientôt,
il n'y aura plus de Mollen Bier, seulement de l'hydromel à boire,
Et
chez Kempinski, on aura le jambon d'ours au lieu de pain.
Chez
Hermann Haller, au lieu des girls, on aura des Walkyries tous les
soirs
Le
Kadeko fera son cabaret dans la forêt de Teutobourg, dès demain.
Ai-je
correctement prévu tout cela ?
Je
ne sais pas déjà ce que l'Adolf inventera !
Si
je savais ce que l'Adolf va nous réserver...
Fera-t-il
de Berlin un faubourg de Munich ?
Le
journal devra-t-il s'écrire en gothique ?
Le
Kreuzberg en Swastikaberg sera-t-il changé ?
Max
Reinhardt devra-t-il s'appeler Max Goldmann, maintenant ?
Ou
le brûlera-t-on de toute manière ?
La
flèche d'Adolf frappera-t-elle notre coeur mortellement?
Ou
bien sera-ce le contraire ?
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