BALLADE DES BONNES CERISES
Version française – BALLADE DES BONNES CERISES – Marco Valdo M.I. – 2020
Chanson allemande – Ballade vom gut Kirschenessen – Wolf Biermann – 1989-90
Le Politburo en route vers l’avenir LA PARABOLE DES AVEUGLES Pieter Brueghel - 1568 |
Le Mur était tombé depuis peu et en février 1990, lors d’un concert à Altona, Hambourg (la ville du martyr antifasciste Bruno Tesch et des nombreux autres qui ont été tués par les nazis durant l’été 1932), Wolf Biermann chanta, entre autres, cette belle ballade dédiée à un de ses amis, également martyr du totalitarisme : Robert Havemann.
Robert Havemann (1910-1982) était chimiste. À l’avènement du nazisme, il était déjà chercheur universitaire à l’Institut Kaiser Wilhelm. Pas de chance, Robert Havemann était communiste, et pas seulement cela ; il devint rapidement un membre actif de la Widerstand, la résistance allemande. Arrêté par la Gestapo en 1943, il fut condamné à mort, mais l’exécution de la sentence fut continuellement reportée, grâce à l’intercession de certains de ses anciens collègues qui firent croire aux nazis que les recherches du chimiste communiste étaient essentielles dans le domaine de la guerre.
Ainsi de suite et après des mois, les troupes soviétiques arrivèrent également à la prison de Brandebourg-Görden où Robert Havemann était enfermé, toujours vivant…
Après la guerre, Robert Havemann devient directeur de l’Institut Kaiser Wilhelm à Berlin-Ouest, mais très vite, il se retrouva en conflit avec les autorités américaines qui exerçaient une forte pression sur les programmes du centre.
Ils le licencièrent en 1950. Robert Havemann passa à l’université Humboldt de Berlin-Est, remportant des prix importants pour ses recherches et devenant membre du Parlement.
Mais en 1963, l’idylle apparente avec les autorités communistes s’effrange : Robert Havemann présente une étude intitulée « Dialectique sans dogmatisme : les sciences naturelles contre le communisme ». Je ne pense pas que les gros « coquelicots rouges » de l’époque se soient donné la peine de le lire. Le professeur Havemann a été instantanément expulsé du Parti et de l’Université et, en fait, à partir de ce moment, il a été placé en résidence surveillée dans le village de Grünheide, dans le Brandebourg, où il est mort en 1982 après une longue et douloureuse bataille contre le cancer du poumon.
En 1989, Robert Havemann a été « gracié » et « réhabilité »” par le Sozialistische Einheitspartei Deutschlands.
Depuis 2005, Robert Havemann est à Yad Vashem à Jérusalem en tant que « Juste des Nations ».
Dialogue maïeutique
À mon avis, Lucien l’âne mon ami, Wolf Biermann, l’auteur et l’interprète de cette Ballade des bonnes cerises (Ballade vom gut Kirschenessen) – titre qu’il eût fallu traduire par Ballade du bon mangeur de cerises, mais comme on sait, je ne traduis pas –, outre que d’être un familier de François Villon, auquel il dédia sa Ballade du Poète François Villon – Ballade auf den Dichter François Villon, est aussi sans doute assez familier d’Arthur Rimbaud et particulièrement de ce qui concerne la guerre de 1870.
Ah bon !, dit Lucien l’âne, et qu’est-ce qui te fait dire ça ?
Les corbeaux, mon ami Lucien l’âne, les corbeaux, ne t’en déplaise, les corbeaux, funèbres oiseaux noirs. Je suis aussi sensible au ton de la chanson, à l’allusion à la Commune, à cette manière si particulière qui est celle des poètes. Des poètes, justement ! Dans cette chanson, Wolf Biermann se décrit, se dénomme, se plante dans le décor, se met en scène, s’engage, tout ce qu’on voudra, comme poète. Mais ce n’est là qu’un aspect de la chanson.
Ah oui ?, dit Lucien l’âne. Je l’imaginais bien, vu que le titre parlait de cerises. Et d’abord, quand même, qui est ce mangeur de bonnes cerises ou est-ce un bon mangeur de cerises ? Je ne sais trop ; les deux peut-être.
Eh bien, répond Marco Valdo M.I., c’est comme qui dirait le héros auquel est dédié la ballade – Robert Havemann. Un héros, véritablement particulier, une sorte d’anti-héros – tous régimes confondus ; toujours en rupture avec l’establishment ; comme Wolf Biermann lui-même, comme le fut, par exemple, Carlo Levi sous le fascisme.
Oh, dit Lucien l’âne, dissidence et résistance sont souvent une seule et même chose et l’une comme l’autre sont difficilement solubles dans la normalité du pouvoir.
Et puis, dit Marco Valdo M.I., donc, ces deux dissidents, tous deux déjà ostracisés dans leur propre pays, se retrouvent dans le jardin, au mois de juin 1989 ou celui de l’année suivante – c’est le temps des cerises, c’est le moment d’aller siffler – merle moqueur – entre les branches. Il y a une pie dans le cerisier, j’entends la pie qui chante, il y a une fille dans le cerisier, j’entends la fille chanter. C’est donc un moment symbolique que ce temps des cerises et Wolf Biermann trace un tableau philosophico-poétique de ces retrouvailles de deux amis.
Il y a, énonce Lucien l’âne, du Diogène dans ce réfugié politique perché – comme un baron d’Italo Calvino – dans ses branches. Et puis, cette fille (de ton invention) dans le cerisier me fait penser à la demoiselle sur une balançoire, dont « on pouvait voir ses jambes blanches sous son jupon noir ».
Pour en finir quand même, dit Marco Valdo M.I., sinon il n’y aura plus assez de temps pour la chanson, je voudrais attirer l’attention sur la confrontation avec les corbeaux et aussi à ce crépuscule du rouge qu’ils annoncent :
« Soudain, le ciel devint noir
De milliers de funèbres oiseaux noirs ;
La nuée s’envola dans la nuit éternelle
Et dans la bruine, croassa toujours plus haut.
(Devant tout le Politburo) :
« Au rouge crépuscule –
Au rouge crépuscule,
Au moment du rouge crépuscule. »
Oui, dit Lucien l’âne, j’y prendrai garde. Cela dit, tissons le linceul de ce vieux monde aux couleurs changeantes, aux irisations multiples, chatoyant, parsemé de fleurs, de fruits, de feuilles et de branches et pourtant, cacochyme.
Heureusement !
Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Encore à moitié endormi ce matin,
J’ai fait un beau rêve enfantin.
Vivant, Robert, mon vieil ami,
Au milieu des cerises était assis ;
À Grünheide sur Möllensee dans le jardin,
Robert Havemann était assis ;
Assis sur une branche, joyeux, il cria :
Viens, poète vers moi !
Viens, poète !
Viens, poète !
Viens, poète !
Poète, approche-toi de moi.
Il me jetait des cerises de là-haut
Et me crachait des noyaux
Bienvenue, Wolf et il riait de moi,
Tu es de retour chez toi
Pas revenu en enfant perdu,
Pas devenu docile et brave gars,
Pas revenu en chien battu
Et pas non plus,
Et pas non plus,
Et pas non plus
Comme un mouton noir,
Comme un mouton noir.
Wolf, sors tes cordes chantantes et chante
Le paradis terrestre ;
Oui, chante-moi l’enfer sur terre
Et chante-moi Le Temps des Cerises.
J’ai sorti de ma guitare
La chanson de la Commune.
L’air si aigre, si doux,
L’air si aigre, si doux,
Je chantais en allemand, je chantais en français,
Je fredonnais heureux comme jamais.
Je chantai mes anciennes, mes nouvelles,
Je chantai mes chansons les plus belles.
Soudain, le ciel devint noir
De milliers de funèbres oiseaux noirs ;
La nuée s’envola dans la nuit éternelle
Et dans la bruine, croassa toujours plus haut.
(Devant tout le Politburo) :
« Au rouge crépuscule –
Au rouge crépuscule,
Au moment du rouge crépuscule. »
En vol, contre le vent, croassaient
À l’est, les corbeaux ensorcelés.
Maintenant, ils nous ont tous pardonnés
Ce qu’ils nous ont fait
Dans mon mi-éveil, ce matin tôt
J’ai fait le plus fou des rêves, le rêve le plus beau
Et Robert riait comme quand il était vivant
Là-haut, là-haut,
Là-haut, là-haut,
Là-haut, là-haut,
Dans le cerisier,
Dans le cerisier.